QR Code
https://iclfi.org/spartacist/fr/46/declin

Introduction

Le document suivant a été adopté par la Huitième Conférence internationale de la LCI.

À tout point de vue, les 30 années depuis l’effondrement de l’Union soviétique ont été des années de stabilité relative à l’échelle de l’histoire mondiale. Cette période a vu des crises et des conflits violents, mais ils étaient l’exception plutôt que la règle et n’ont jamais atteint l’ampleur des grands bouleversements du XXe siècle. Les conflits armés étaient de moindre envergure, le niveau de vie de millions de personnes s’est amélioré et de nombreuses régions du monde ont connu une libéralisation sociale. Comment cela a-t-il été possible après la destruction de l’URSS, une défaite catastrophique pour la classe ouvrière internationale ?

Pour la bourgeoisie impérialiste et ses laquais, cette réalité prouve définitivement la supériorité du capitalisme libéral américain sur le communisme. Mais quelle a été la réponse de ceux qui se réclamaient du marxisme ? Le Parti communiste de Chine (PCC) est devenu le porte-drapeau de la mondialisation économique, adhérant à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et reléguant le socialisme à des fonctions purement cérémonielles. Beaucoup de groupes staliniens pro-Moscou se sont tout simplement désintégrés. Quant aux groupes trotskystes, ils se sont mis à la traîne des mouvements libéraux contre la guerre, l’austérité et le racisme, incapables de justifier la nécessité d’un parti révolutionnaire. Certains « marxistes » ont continué de prêcher le socialisme pour l’avenir, mais aucun n’a construit une opposition révolutionnaire au triomphalisme libéral.

Aujourd’hui le libéralisme perd de son attrait. La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont marqué un tournant dans la situation mondiale. Les crises deviennent la règle et la stabilité l’exception. Alors que l’hégémonie américaine est menacée et que tous les facteurs qui favorisaient la stabilité se dissipent, très peu de gens ont l’illusion que la période à venir sera paisible. Même si le libéralisme a encore ses défenseurs, notamment dans le mouvement ouvrier, ils ne sont plus confiants ni à l’offensive mais sont au contraire hystériques et sur la défensive car ils sentent le sol se dérober sous leurs pieds. Le libéralisme confronte désormais de véritables adversaires, qu’il s’agisse du populisme de droite ou de gauche, de l’islamisme, du nationalisme hindou ou du stalinisme chinois. Les libéraux eux-mêmes se déchirent entre eux sur les critères du politiquement correct et de la politique identitaire. Mais alors que le ciel se noircit et que l’impérialisme américain et ses alliés cherchent à reprendre l’initiative, l’avant-garde du prolétariat reste désorganisée et désorientée.

Il faut reprendre la lutte qu’avait entamée Lénine et poursuivie Trotsky pour que le mouvement ouvrier rompe avec l’opportunisme en appliquant cette lutte aux tâches et à la dynamique du monde actuel. La Huitième Conférence internationale de la LCI et le présent document cherchent à donner une fondation solide à cette lutte en évaluant de façon critique la période postsoviétique de triomphalisme libéral et en esquissant certains éléments fondamentaux d’analyse et de programme pour cette nouvelle période caractérisée par le déclin de l’hégémonie américaine. Alors que la classe ouvrière mondiale confronte catastrophes et conflits, le besoin d’un parti révolutionnaire d’avant-garde international capable de mener les travailleurs au pouvoir est plus urgent que jamais.


I. Les origines du monde unipolaire

Les États-Unis étaient à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale la puissance incontestée du monde capitaliste. Leur économie nationale représentait 50 % du PIB mondial, ils détenaient 80 % des réserves mondiales en devises fortes, ils avaient l’armée la plus puissante et ils étaient le principal créancier du monde. Ils ont utilisé cette position dominante pour réorganiser l’ordre international. Les accords de Bretton Woods ont fait du dollar américain la monnaie de réserve mondiale et toute une série d’institutions furent créées (ONU, FMI, Banque mondiale, OTAN) pour entériner la domination des États-Unis et jeter les bases d’un ordre mondial capitaliste libéral.

Malgré la puissance économique écrasante des États-Unis, l’URSS représentait un contrepoids majeur. L’Armée rouge était une force redoutable qui avait sous son contrôle toute l’Europe de l’Est. Malgré les tentatives de Staline pour parvenir à un accord durable avec l’impérialisme américain, aucun accord n’était possible. L’existence même de l’Union soviétique et sa puissance constituaient un défi pour la domination du capitalisme américain. Des luttes anticoloniales éclataient partout dans le monde et les forces anti-impérialistes se tournaient vers l’URSS pour obtenir un soutien politique et militaire. La Révolution chinoise victorieuse de 1949 renforça encore le poids du monde non capitaliste, semant l’hystérie et la panique aux États-Unis. Le monde était dans les faits divisé en deux sphères d’influence concurrentes qui représentaient deux systèmes sociaux rivaux.

Au fur et à mesure que les autres puissances impérialistes se reconstruisaient et que les États-Unis se lançaient dans des aventures militaires anticommunistes successives, on vit apparaître les premiers signes de leur surextension impériale. Leur défaite au Viêt Nam a marqué un tournant conduisant à une période de turbulences économiques et politiques aux États-Unis comme à l’étranger. Au début des années 1970, il y avait de fortes raisons de penser que le soi-disant « siècle américain » allait connaître une fin prématurée. Cependant, les possibilités révolutionnaires de la fin des années 1960 et du début des années 1970 (France 1968, Tchécoslovaquie 1968, Québec 1972, Chili 1970-1973, Portugal 1974-1975, Espagne 1975-1976) se soldèrent toutes par des défaites. En assurant ces défaites, les directions opportunistes de la classe ouvrière ont fourni à l’impérialisme la marge de manœuvre qu’il lui fallait pour se restabiliser. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, l’impérialisme repassa à l’offensive, marquant le début de l’ère néolibérale de privatisations et de libéralisation économique. En 1981, Reagan infligea une défaite décisive à la classe ouvrière américaine en écrasant la grève des contrôleurs aériens de PATCO. D’autres défaites suivirent pour la classe ouvrière internationale, notamment celle des mineurs britanniques en 1985. Dans cette période, la pression sur l’URSS devint de plus en plus forte, la guerre froide atteignit de nouveaux sommets et les États-Unis exploitèrent la rupture sino-soviétique grâce à leur alliance antisoviétique avec la Chine.

À la fin des années 1980, l’URSS et le bloc de l’Est étaient en proie à une profonde détresse économique et politique. Le retrait de l’Armée rouge d’Afghanistan et la victoire contre-révolutionnaire de Solidarność en Pologne démoralisèrent encore davantage la bureaucratie au pouvoir à Moscou. Une fois que Moscou avait liquidé la RDA (Allemagne de l’Est) et donné son accord à la réunification de l’Allemagne, il ne fallut pas longtemps pour qu’elle liquide l’Union soviétique elle-même. Les pressions de l’impérialisme mondial, auxquelles s’ajoutait la démoralisation de la classe ouvrière du fait de décennies de traîtrise stalinienne, conduisirent à la liquidation finale des acquis de la révolution d’Octobre. En 1991, le rapport de force international entre les classes avait basculé de façon décisive en faveur de l’impérialisme au détriment de la classe ouvrière et des opprimés du monde.

II. Le caractère réactionnaire de la période postsoviétique

L’ultra-impérialisme, made in the USA

L’URSS s’étant effondrée, l’ordre mondial n’était plus défini par le conflit entre deux systèmes sociaux mais par l’hégémonie des États-Unis. Aucun pays ou groupe de pays ne pouvait rivaliser avec eux. Leur PIB était presque deux fois supérieur à celui du Japon, leur plus proche rival. Ils contrôlaient les flux de capitaux à l’échelle mondiale. Sur le plan militaire, aucune puissance ne leur arrivait à la cheville. Le modèle américain de démocratie libérale fut proclamé l’apogée du progrès vers lequel tous les pays devaient converger.

À bien des égards, l’ordre qui en ressortit ressemblait à l’« ultra-impérialisme », un système dans lequel les grandes puissances s’entendent pour piller ensemble le monde. Ce n’était pas le résultat de l’évolution pacifique du capital financier, comme l’avait prévu Karl Kautsky, mais de la suprématie d’une seule puissance bâtie sur les cendres de l’impérialisme en Europe et au Japon après la Deuxième Guerre mondiale. Les États-Unis avaient reconstruit ces empires en ruine et les avaient unifiés dans une alliance anticommuniste pendant la guerre froide. À la fin de celle-ci, ce front uni impérialiste ne fut pas dissous mais au contraire renforcé de nombreuses façons. Par exemple, la réunification de l’Allemagne n’a pas provoqué une augmentation des tensions en Europe, comme beaucoup le craignaient, mais a eu lieu avec la bénédiction des États-Unis et de l’OTAN.

La stabilité exceptionnelle de la période postsoviétique s’explique par les avantages écrasants des États-Unis sur leurs rivaux, combinés à l’ouverture au capital financier de vastes marchés qu’il n’avait pas pu exploiter jusqu’alors. En 1989, un tiers de la population mondiale vivait dans des pays non capitalistes. La vague de contre-révolution qui commença cette année-là conduisit à la destruction complète de nombreux États ouvriers ou, comme dans le cas de la Chine, à l’ouverture au capital impérialiste tout en maintenant les fondements d’une économie collectivisée. Ces évolutions ont donné un nouveau souffle à l’impérialisme. Au lieu de s’entre-déchirer pour des parts de marché, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis ont travaillé ensemble pour amener l’Europe de l’Est dans le giron politique et économique de l’Occident. L’Union européenne (UE) et l’OTAN ont été élargies en tandem jusqu’aux frontières mêmes de la Russie. En Asie, la situation était analogue : les États-Unis et le Japon ont collaboré pour encourager et exploiter la libéralisation économique en Chine et dans le reste de l’Asie de l’Est et du Sud-Est.

Le front uni des grandes puissances ne laissait au reste du monde guère d’autre choix que de se plier aux diktats politiques et économiques des États-Unis. Dans un pays après l’autre, le FMI et la Banque mondiale ont réécrit les règles en fonction des intérêts du capital financier américain. Ce « néolibéralisme » était déjà bien avancé dans les années 1980, mais la destruction de l’Union soviétique lui donna un nouvel élan. Les quelques pays qui ont refusé ou qui ont été empêchés de suivre la voie états-unienne (Iran, Venezuela, Corée du Nord, Cuba, Irak, Afghanistan) ne représentaient aucune menace significative pour l’ordre mondial.

Ce rapport de force favorable non seulement créait des opportunités d’investissement lucratives pour les impérialistes, il réduisait également les risques liés au commerce extérieur. Les capitalistes pouvaient investir et commercer à l’étranger tout en sachant que la domination politique et militaire des États-Unis servait de garantie en cas de conflit majeur ou d’un gouvernement trop hostile. Ces facteurs conduisirent à une croissance considérable du commerce international, à la délocalisation massive de la production et à une explosion de la circulation internationale des capitaux, c’est-à-dire à la mondialisation.

Une réponse marxiste à la mondialisation

Pour les chantres de l’impérialisme libéral, c’est grâce à la mondialisation que le niveau de vie s’est considérablement amélioré dans de nombreuses régions du monde et que les prix des biens de consommation ont généralement baissé. Il est indéniable que l’extension de la division mondiale du travail ces 30 dernières années a entraîné un développement des forces productives au niveau international. Par exemple, la consommation d’énergie par habitant dans les pays à revenu faible et intermédiaire a plus que doublé, l’alphabétisation atteint désormais presque 90 % de la population mondiale, et la production automobile et celle d’acier ont plus que doublé. À première vue, ces évolutions progressistes semblent contredire la théorie marxiste de l’impérialisme, selon laquelle le capitalisme est arrivé à son stade final où la domination du capital monopoliste conduit au parasitisme et à la décadence à long terme. Cependant, loin d’être contredite par le cours des événements, seule l’analyse marxiste peut les expliquer pleinement et, ce faisant, montrer comment l’ordre mondial libéral conduit non pas à un progrès social et économique graduel mais à la crise sociale.

Tout d’abord, on n’a pas besoin d’attribuer un rôle progressiste au capital financier pour expliquer une croissance soutenue des forces productives. La situation suite à l’effondrement de l’Union soviétique – diminution des risques militaires, affaiblissement du mouvement ouvrier, vague de libéralisation, des conditions plus sûres pour les investissements à l’étranger – a permis à l’impérialisme, pendant un certain temps, de surmonter sa tendance au déclin. En fait, Trotsky lui-même avait envisagé cette possibilité :

« Théoriquement, on ne peut pas dire qu’il ne saurait y avoir un nouveau chapitre de progression capitaliste générale dans les pays les plus avancés, dominateurs et animateurs. Mais pour cela, le capitalisme devrait au préalable sauter par-dessus de hautes barrières dans le domaine des classes et des relations entre États : écraser pour longtemps la révolution prolétarienne, réduire définitivement la Chine en esclavage, renverser la République des soviets, etc. »

L’Internationale communiste après Lénine, 1928

C’est précisément ce qui s’est passé. Après un changement dramatique dans les rapports de force entre les classes au détriment du prolétariat, le capitalisme a obtenu un sursis. Mais cela ne pouvait être qu’un répit temporaire dans le contexte d’une tendance générale de l’impérialisme au déclin, qui revient maintenant à la norme.

Deuxièmement, les défenseurs du capitalisme prétendent que la supériorité des marchés libres sur les économies planifiées est évidente si l’on compare le niveau de vie qui existait dans les États ouvriers déformés d’Europe de l’Est à celui d’aujourd’hui (la Pologne est l’exemple type). En réalité, on peut réfuter cette affirmation même sans tenir compte du fait que, selon certains indices, les conditions ont en fait empiré : l’inégalité, le statut des femmes, l’émigration massive, etc. Les marxistes orthodoxes, c’est-à-dire les trotskystes, ont toujours soutenu que les économies planifiées des États ouvriers isolés, malgré leurs énormes avantages, ne pouvaient pas dépasser celles des puissances capitalistes avancées, qui bénéficiaient d’un taux de productivité plus élevé et d’une division internationale du travail. Les staliniens prétendaient que l’Union soviétique pouvait par elle-même (et, plus tard, avec ses alliés) dépasser les pays capitalistes avancés en poursuivant la « coexistence pacifique » avec l’impérialisme. Mais c’est précisément parce que la coexistence pacifique est impossible que cette voie est exclue.

Les puissances impérialistes ont toujours maintenu une pression économique et militaire extrême sur l’URSS et les autres pays du Pacte de Varsovie, et ces attaques entravaient la performance économique de ces pays. À cela s’ajoutait la mauvaise gestion bureaucratique qui accompagne forcément toute tentative de « construire le socialisme » dans des conditions d’isolement et de pauvreté. La croissance économique soutenue de la Pologne capitaliste est due à sa pleine intégration dans le commerce mondial, une possibilité qui était exclue pour l’économie dévastée de la République populaire de Pologne d’après-guerre. On ne peut pas comparer équitablement le niveau de vie d’un château-fort assiégé avec celui d’un château-fort qui ne l’est pas. La supériorité des économies planifiées est tout à fait évidente lorsqu’on observe les progrès incroyables réalisés en dépit de l’environnement international hostile dans lequel elles se trouvaient. C’est vrai pour la Pologne tout comme pour l’Union soviétique, Cuba, la Chine et le Viêt Nam.

Troisièmement, les défenseurs de l’ordre mondial libéral prétendent que l’intensité et le nombre des guerres ont diminué depuis la Deuxième Guerre mondiale et plus encore depuis l’effondrement de l’Union soviétique, ce qui prouverait que le libéralisme et la mondialisation conduisent progressivement à la paix. On peut contester certains aspects factuels de cette affirmation, mais il est indéniable qu’aucun conflit ces 75 dernières années n’a approché l’ampleur du massacre industriel qui a eu lieu pendant les deux guerres mondiales. Aujourd’hui encore, le « maintien de la paix en Europe » reste le principal argument utilisé pour défendre l’UE. En réalité, l’absence d’une nouvelle guerre mondiale est due tout simplement à la domination écrasante des États-Unis sur leurs rivaux, un rapport de force nécessairement temporaire. Comme l’expliquait Lénine :

« Il est inconcevable en régime capitaliste que le partage des zones d’influence, des intérêts, des colonies, etc., repose sur autre chose que la force de ceux qui prennent part au partage, la force économique, financière, militaire, etc. Or, les forces respectives de ces participants au partage varient d’une façon inégale, car il ne peut y avoir en régime capitaliste de développement uniforme des entreprises, des trusts, des industries, des pays […].

« Aussi, les alliances “inter-impérialistes” ou “ultra-impérialistes” dans la réalité capitaliste, et non dans la mesquine fantaisie petite-bourgeoise des prêtres anglais ou du “marxiste” allemand Kautsky, ne sont inévitablement, quelles que soient les formes de ces alliances, qu’il s’agisse d’une coalition impérialiste dressée contre une autre, ou d’une union générale embrassant toutes les puissances impérialistes, que des “trêves” entre des guerres. »

L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916

Accepter que la période postsoviétique a été une période de paix relative n’empêche pas qu’il y ait eu de nombreuses guerres brutales. L’armée américaine a presque continuellement été engagée dans des guerres de faible intensité pour affirmer sa puissance militaire et garantir son droit à dominer « pacifiquement » des millions de personnes grâce à l’expansion du capital financier. Loin de conduire à la paix mondiale, cette dynamique ne fait que préparer de nouvelles guerres pour rediviser une fois de plus le monde, qui seront d’une brutalité inimaginable.

Quatrièmement, la croissance des forces productives ne s’est pas produite grâce à un mythique libre-échange, mais sous le joug et selon les intérêts du capital monopoliste contrôlé par quelques grandes puissances. Quels que soient les progrès réalisés à court ou moyen terme dans certaines régions du monde, cela s’est accompagné d’une dépendance accrue envers les caprices financiers des puissances impérialistes, et notamment des États-Unis. On peut par exemple observer au Mexique, sur la base de divers indicateurs socio-économiques, une amélioration du niveau de vie depuis les années 1990. Mais cela s’est fait au prix d’une subordination économique aux États-Unis beaucoup plus profonde et de la ruine de certaines couches de la population, en particulier la paysannerie. Cette situation signifie qu’en période de croissance, les impérialistes tirent d’énormes profits de leurs dépendances et que, lorsque frappe la crise, ils peuvent exiger d’elles des concessions politiques et économiques exorbitantes, aggravant encore leur oppression nationale. Tout cela montre que la croissance économique à court terme ne vaut pas le prix de l’asservissement à l’impérialisme.

Enfin et surtout, l’effondrement de l’Union soviétique n’a pas inauguré une phase supérieure du progrès humain mais le triomphe de l’impérialisme américain, qui n’est autre que la domination des rentiers financiers américains sur le monde. C’est la domination même de cette classe qui empêche les forces productives de se développer davantage et qui conduit au déclin social. C’est le cas avant tout pour les États-Unis. Dans L’impérialisme, Lénine expliquait :

« L’exportation des capitaux, une des bases économiques essentielles de l’impérialisme, accroît encore l’isolement complet de la couche des rentiers par rapport à la production, et donne un cachet de parasitisme à l’ensemble du pays vivant de l’exploitation du travail de quelques pays et colonies d’outre-mer. »

Voilà qui décrit parfaitement le caractère de l’économie américaine. La croissance sans précédent de leurs intérêts financiers internationaux a affaibli la source même de la puissance mondiale des États-Unis : leur base industrielle autrefois si puissante. Les délocalisations, le sous-investissement chronique dans les infrastructures, le prix astronomique des logements, une industrie de la santé rapace, une éducation hors de prix et de piètre qualité sont autant de produits du caractère de plus en plus parasitaire du capitalisme américain. Même la puissance militaire des États-Unis est minée par l’affaiblissement de leur industrie.

La bourgeoisie américaine cherche à compenser le déclin économique du pays par la spéculation débridée, le crédit bon marché et la planche à billets. Comme le faisait remarquer Trotsky, « plus la société s’appauvrit, plus elle se voit riche dans le miroir de ce capital fictif » (« La crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l’Internationale communiste », juin 1921, notre traduction de l’allemand). Cela annonce une catastrophe économique. Tout le tissu social du pays est en train de se désintégrer et des couches de plus en plus nombreuses de la classe ouvrière et des opprimés sont jetées dans la misère.

Ce déclin interne s’accompagne d’une baisse du poids économique des États-Unis dans le monde. Alors que l’économie américaine représentait 36 % du PIB mondial en 1970, elle en représente aujourd’hui moins de 24 %. Tous les pays impérialistes suivent la même tendance. Alors qu’en 1970 les cinq premières puissances (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Grande-Bretagne) représentaient ensemble 60 % du PIB mondial, elles n’en représentent plus que 40 % aujourd’hui. D’un côté, l’augmentation phénoménale de l’exportation internationale de capitaux a conduit au déclin social ; de l’autre, cela a davantage intégré de nombreux pays dans les rapports capitalistes modernes, créant un gigantesque prolétariat en Asie orientale et dans d’autres parties du monde.

Ce sont les pays dits à revenu intermédiaire, et la Chine en particulier, qui ont vu leur poids dans l’économie mondiale augmenter. Pourtant, malgré ce progrès économique, ces pays restent subordonnés au capital financier international. En matière de puissance financière, aucun pays ne peut rivaliser avec les États-Unis : le dollar règne toujours en maître, les États-Unis contrôlent les principales institutions internationales, et 14 des 20 premières sociétés de gestion d’actifs sont américaines, gérant un capital cumulé de 45 000 milliards de dollars, soit l’équivalent d’environ la moitié du PIB mondial. (Les six autres principales sociétés de gestion d’actifs sont suisses, françaises, allemandes ou britanniques. Sur les 60 premières, aucune n’est chinoise, sud-coréenne ou d’un autre pays dit « nouvellement industrialisé ».) La contradiction de plus en plus aiguë entre la position hégémonique que les États-Unis continuent d’occuper et la réduction de leur pouvoir économique réel ne peut pas durer. C’est la cause première de l’instabilité économique et politique de plus en plus importante dans le monde.

La croissance du commerce mondial, l’industrialisation des pays néocoloniaux, le développement de la Chine, tous ces facteurs menacent l’hégémonie américaine. Pour maintenir leur position, les États-Unis doivent inverser la dynamique actuelle. Cela signifie qu’ils doivent s’attaquer aux bases de la mondialisation en affrontant la Chine, en opprimant davantage les néocolonies, en élevant des barrières douanières et en réduisant les miettes accordées à leurs alliés. Fondamentalement, l’argument le plus irréfutable contre la mondialisation, c’est que le développement des forces productives va à l’encontre des intérêts de la classe même sur laquelle repose cette mondialisation, c’est-à-dire la bourgeoisie impérialiste américaine. Cela prouve en soi que ce n’est qu’une utopie réactionnaire d’essayer de maintenir ou de « réparer » l’ordre mondial libéral.

Cela ne veut pas dire que, comme en 1989, les États-Unis ne puissent pas réussir à solidifier leur position. Mais cela ne pourrait se faire qu’au prix de défaites catastrophiques pour la classe ouvrière internationale et cela n’arrêterait en rien le déclin inexorable de l’impérialisme. La seule force capable de mettre fin à la tyrannie impérialiste et d’inaugurer un stade de développement véritablement supérieur, c’est la classe ouvrière. La mondialisation a en effet renforcé son potentiel révolutionnaire, la rendant aujourd’hui plus puissante, plus internationale et plus opprimée au niveau national que jamais auparavant. Mais pour l’instant cela n’a pas encore renforcé sa puissance politique. À cet égard, le mouvement ouvrier a énormément reculé pendant la période postsoviétique.

III. Le libéralisme et le monde postsoviétique

Le triomphe du libéralisme

L’effondrement de l’Union soviétique a entraîné non seulement des changements majeurs dans l’équilibre économique, politique et militaire des forces internationales, mais aussi des changements idéologiques majeurs. Pendant la guerre froide, les bourgeoisies occidentales se présentaient comme les défenseurs de la démocratie et des droits individuels contre la tyrannie du « communisme totalitaire ». C’était au fond une justification idéologique de l’hostilité à l’égard des États ouvriers déformés et des luttes anticoloniales. Avec l’effondrement du bloc soviétique, le communisme fut proclamé mort et le triomphalisme libéral est devenu l’idéologie dominante, reflétant le changement de priorités des impérialistes, désormais centrées non plus sur la lutte contre le « communisme » mais sur l’exploitation des marchés nouvellement ouverts en Europe de l’Est et en Asie.

L’ouvrage de Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme (1992), est le parfait exemple de l’arrogance et du triomphalisme du début de la période postsoviétique. Le capitalisme libéral fut proclamé l’apothéose de la civilisation humaine, destiné à se répandre dans le monde entier. Bien entendu, ce qu’il y avait derrière cette vision illusoire, c’était l’extension bien réelle du capital impérialiste à travers le monde. Le triomphalisme libéral était la justification idéologique de ce processus. Les États-Unis et leurs alliés gouvernaient maintenant le monde au nom du progrès économique et social – une version modernisée du fardeau de l’homme blanc.

C’est avec cette couverture idéologique que les États-Unis ont mené leurs différentes interventions militaires dans la période postsoviétique. La première guerre du Golfe et l’intervention en Serbie visaient à « protéger les petites nations ». L’intervention en Somalie était censée « arrêter la famine ». Cette idéologie fut consacrée par les Nations Unies sous l’appellation « Responsabilité de protéger » (R2P). Comme son nom l’indique, cette doctrine proclame que les grandes puissances ont la responsabilité d’intervenir militairement pour protéger les peuples opprimés du monde. C’est en partie parce que la guerre de Bush fils en Irak n’entrait pas parfaitement dans cette catégorie qu’elle a suscité autant d’opposition. Cela dit, elle n’était pas fondamentalement différente des autres interventions américaines de cette période. L’objectif était avant tout d’affirmer l’hégémonie des États-Unis sur le monde, pas d’obtenir des avantages économiques ou stratégiques à long terme. Les alliés des États-Unis qui se sont opposés à certaines interventions comme celle en Irak l’ont fait parce qu’ils ne jugeaient pas utile d’investir des ressources considérables pour montrer une fois de plus que les États-Unis pouvaient écraser un petit pays. Il valait mieux récolter les bénéfices de l’ordre américain sans en payer les coûts.

Bien plus conséquente que les conflits armés de cette période fut l’expansion du capital financier impérialiste dans tous les coins de la planète. Le processus de mondialisation a lui-même été accompagné et renforcé par toute une série de principes idéologiques. Une sorte d’internationalisme impérialiste est devenu le consensus dans la plupart des pays occidentaux. L’État-nation était considéré comme une chose du passé, et le libre-échange, l’ouverture des marchés de capitaux et un taux d’immigration élevé étaient considérés comme la voie vers le progrès et la paix dans le monde. Une fois de plus, ces grands principes reflétaient les intérêts spécifiques de la bourgeoisie. Ils étaient utilisés pour bafouer les droits nationaux des pays opprimés, désindustrialiser l’Occident, importer de la main-d’œuvre bon marché et ouvrir les marchés aux capitaux et aux marchandises impérialistes.

Le mouvement ouvrier dans la période postsoviétique

Dans la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, la classe ouvrière n’était nulle part dirigée par une avant-garde révolutionnaire consciente. Elle avait néanmoins un certain nombre de conquêtes importantes : l’Union soviétique, les nouveaux États ouvriers de l’après-guerre (rejoints plus tard par la Chine, Cuba, le Viêt Nam et le Laos), et, dans le monde capitaliste, un mouvement ouvrier important qui avait des syndicats puissants et des partis ouvriers de masse. Cependant, dans chacun de ces cas, leurs directions bureaucratiques et opportunistes ne cessaient d’affaiblir ces bastions du pouvoir ouvrier. Lorsque les syndicats américains et britanniques firent l’objet d’attaques véhémentes et concertées dans les années 1980, leurs directions se révélèrent incapables de repousser ces offensives en dépit des sacrifices héroïques des travailleurs. En Europe de l’Est, la bureaucratie soviétique liquida sans combat une position après l’autre, jusqu’à ce que finalement elle se liquide elle-même. L’ensemble de ces défaites ont déstabilisé toute la position d’après-guerre du prolétariat international.

Ces catastrophes ont été exploitées par les capitalistes qui ont poussé leur avantage, arrachant de plus en plus d’acquis à un mouvement ouvrier affaibli et désorienté. Presque partout dans le monde, les effectifs syndicaux ont diminué, les industries nationalisées et les services publics ont été privatisés, des partis ouvriers tels que le Parti communiste italien, autrefois si puissant, se sont tout simplement sabordés et, en Occident, de plus en plus d’industries ont mis la clé sous la porte. Ces coups objectifs portés à la classe ouvrière entraînèrent une démoralisation et un virage à droite au sein du mouvement ouvrier.

Dans les pays impérialistes, la plupart des dirigeants sociaux-démocrates, les restes des partis staliniens et les dirigeants syndicaux ont ouvertement acclamé le triomphe du libéralisme. Le bon vieux réformisme et le syndicalisme traditionnel étaient considérés comme trop radicaux pour cette ère nouvelle. La lutte des classes était soi-disant terminée, les syndicats devaient devenir respectables (c’est-à-dire impuissants) et le socialisme était au mieux une utopie. Il y a eu une opposition ouvrière aux privatisations et au libre-échange, mais elle était minable, sapée par la croyance que ces choses-là étaient inévitables. Le projet New Labour de Tony Blair symbolisait ce virage à droite. Blair cherchait à transformer le Parti travailliste britannique, un parti ouvrier basé sur les syndicats, en un parti analogue au Parti démocrate américain. Au gouvernement, il mit en œuvre des réformes néolibérales radicales en les recouvrant d’un vernis de modernisme et de valeurs sociales progressistes. Plus ces nouveaux « dirigeants du mouvement ouvrier », en Grande-Bretagne et ailleurs, rejetaient l’existence même d’un tel mouvement ainsi que tous les principes sur lesquels il s’était construit, plus les organisations traditionnelles s’affaiblissaient. Pour les syndicats et les partis ouvriers, accepter l’hégémonie du libéralisme c’était se scier les jambes. Cela explique l’état lamentable du mouvement ouvrier aujourd’hui.

Les pays opprimés par l’impérialisme

En Occident et au Japon, la position de la classe ouvrière a été affaiblie par la délocalisation de l’industrie. Mais dans de nombreux pays opprimés par l’impérialisme, l’industrie a connu un essor, ce qui n’a pourtant pas empêché la position politique du prolétariat de se dégrader considérablement au cours de la période postsoviétique. Comment expliquer cette faiblesse dans le contexte d’un renforcement objectif de la classe ouvrière ? Même s’il y a de grandes différences entre les pays, on peut établir une tendance générale. Dans le contexte international des années 1980 et 1990, l’impérialisme a renforcé son emprise sur les pays « émergents » et « en développement ». Cela a favorisé en retour le renforcement du libéralisme au détriment du nationalisme tiers-mondiste et de la combativité ouvrière. Alors que le libéralisme sur les questions sociales telles que la sexualité, la race et la religion n’a de manière générale pas beaucoup progressé, le libéralisme économique (néolibéralisme) et, dans une certaine mesure, le libéralisme politique (démocratie formelle) sont devenus dominants.

Sur le plan politique, la convergence internationale vers la démocratie libérale était en partie le résultat de la politique étrangère des États-Unis, qui considéraient de plus en plus les réformes démocratiques comme le meilleur moyen d’endiguer la révolte sociale. Mais l’affaiblissement du mouvement ouvrier au niveau international a aussi eu une influence importante sur les régimes politiques des pays néocoloniaux. Les élites se sentaient plus sûres de leur position, ce qui leur donnait une marge de manœuvre pour faire des concessions, tandis que les opprimés étaient en position de faiblesse, ce qui les incitait de plus en plus à renoncer au changement radical. Cela a réduit l’acuité des contradictions internes, permettant à des pays comme la Corée du Sud, Taiwan, le Brésil et l’Afrique du Sud de remplacer des dictatures quasi totalitaires par une certaine mesure de démocratie bourgeoise. Pour les régimes qui s’appuyaient davantage sur la collaboration de classes que sur la répression, le nouveau contexte nécessitait moins de concessions au mouvement ouvrier. Au Mexique, par exemple, l’ancien régime corporatiste à parti unique, qui avait duré 70 ans, fut progressivement détruit, et avec lui une grande partie de l’influence des syndicats.

Sur le plan économique, l’existence de l’Union soviétique avait permis aux pays néocoloniaux de s’appuyer sur l’une ou l’autre des deux grandes puissances. De nombreux régimes avaient nationalisé des secteurs stratégiques de leur économie et ils exerçaient un certain contrôle sur les flux de capitaux dans leur pays. Ces modèles étaient inefficaces et corrompus, mais ils permettaient une certaine indépendance vis-à-vis des États-Unis et des autres impérialistes. L’effondrement de l’Union soviétique a été le dernier clou dans le cercueil de ces modèles économiques. Les pays néocoloniaux n’ont guère eu d’autre choix que de s’aligner totalement sur les diktats des impérialistes et de se débarrasser de leurs anciennes structures corporatistes et étatistes.

Le mouvement ouvrier du monde néocolonial a lui aussi capitulé devant les pressions libérales accrues, bien que de manière différente qu’en Occident. Dans certains cas, comme au Brésil et en Afrique du Sud, les partis de la classe ouvrière précédemment réprimés, le Parti des travailleurs (PT) et le Parti communiste sud-africain, devinrent les exécutants des nouveaux régimes « démocratiques » néolibéraux. Au Mexique, la résistance ouvrière au néolibéralisme était arrimée au Partido de la Revolución Democrática (PRD), une scission populiste de gauche du parti au pouvoir. Le PRD lui-même ne s’opposait pas à une plus grande pénétration du capital américain au Mexique, il cherchait seulement à obtenir de meilleures conditions pour le viol du pays. Dans de nombreux pays, le mouvement ouvrier s’est agglutiné au monde libéral des ONG, se ralliant aux « droits de l’homme » et aux « objectifs de développement du millénaire » au lieu de la lutte des classes. Ainsi, alors même que la classe ouvrière de nombreux pays gagnait en puissance économique, elle fut paralysée politiquement par des dirigeants qui capitulaient devant les puissants courants nationaux et internationaux poussant au libéralisme et à l’intégration à l’ordre impérialiste mondial.

Le néolibéralisme avec
des caractéristiques chinoises

Après la vague contre-révolutionnaire qui avait déferlé de l’Allemagne de l’Est à l’URSS, l’avenir paraissait sombre pour le Parti communiste de Chine. La répression sanglante du soulèvement de Tiananmen en 1989 avait isolé le régime sur la scène mondiale. Pour les États-Unis et leurs alliés, ce n’était qu’une question de temps avant que la Chine ne suive la voie de l’Union soviétique et n’intègre comme tant d’autres le camp des démocraties libérales. Mais ce n’est pas ce que fit le PCC. La leçon qu’il tira de Tiananmen et des contre-révolutions dans le bloc de l’Est, c’était que pour rester au pouvoir il devait combiner une forte croissance économique avec un contrôle politique rigoureux. Pour y parvenir, il poursuivit de plus belle la voie de la « réforme et de l’ouverture » entamée par Deng Xiaoping à la fin des années 1970, qui consistait à faire des réformes de marché dans l’agriculture et l’industrie, à privatiser et à attirer des capitaux étrangers. Actuellement, la mainmise du Parti communiste sur le pouvoir semble plus ferme que jamais. Pour le PCC et ses partisans, la Chine est guidée dans le courant de l’histoire par la politique éclairée de ses dirigeants. Mais, comme vont bientôt clairement le montrer les tourbillons de la lutte des classes, ce succès apparent a plus à voir avec les eaux stagnantes de la période postsoviétique qu’avec les capacités de pilotage du PCC.

La menace du « communisme mondial » ayant apparemment disparu et Deng ayant réaffirmé l’engagement du parti à accueillir à bras ouverts les capitaux étrangers lors de sa « tournée dans le Sud » en 1992, les investissements impérialistes affluèrent en Chine. Les zones économiques spéciales offraient un environnement déréglementé digne des meilleures pratiques néolibérales de libre marché ainsi qu’un immense réservoir de main-d’œuvre bon marché dont la soumission était garantie par le PCC. En même temps, l’économie dirigée par l’État mobilisait des ressources énormes pour la construction d’infrastructures et d’usines. Cette combinaison a engendré des profits énormes pour le capitalisme monopoliste, mais aussi des progrès économiques et sociaux sans précédent en Chine. Au cours des trois années qui ont suivi 2008, la Chine a utilisé plus de ciment que les États-Unis pendant tout le XXe siècle. Depuis 1978, son PIB a augmenté en moyenne de 9 % par an et 800 millions de personnes ont été tirées de la pauvreté. L’intégration de la Chine dans l’économie mondiale a permis des gains de productivité considérables, ouvert un nouveau marché gigantesque et servi de moteur à la croissance économique et à l’augmentation du commerce mondial. L’essor de la Chine est à la fois le plus grand succès de l’ordre postsoviétique et sa plus grande menace.

Pour les sociaux-démocrates et les moralistes libéraux, la politique mercantile et répressive du PCC est la preuve que la Chine est désormais capitaliste, voire impérialiste. Mais contrairement à ce qui s’est passé en URSS et en Europe de l’Est, le régime stalinien chinois n’a jamais relâché sa mainmise sur l’économie et l’État. Les principaux leviers de l’économie restent collectivisés. À bien des égards, le régime économique actuel en Chine ressemble à une version extrême de ce que Lénine avait appelé le « capitalisme d’État » : l’ouverture de certains secteurs économiques à l’exploitation capitaliste sous la dictature du prolétariat.

Pour évaluer de façon marxiste la politique de Deng et de ses successeurs, on ne peut pas simplement par principe rejeter les réformes de marché ni refuser tout compromis avec le capitalisme. Il faut plutôt examiner les termes et les objectifs des accords et voir s’ils ont renforcé ou non la position globale de la classe ouvrière. Lors du Troisième Congrès du Comintern, Lénine expliquait de la manière suivante comment il abordait les concessions étrangères dans l’État ouvrier soviétique :

« Nous reconnaissons ouvertement que les concessions dans le système du capitalisme d’État reviennent à payer tribut au capitalisme. Mais nous gagnons du temps, et gagner du temps c’est tout gagner, notamment à une époque d’équilibre, quand nos camarades étrangers préparent activement leur révolution. Et plus cette préparation sera poussée, plus sûre sera la victoire. Jusqu’à ce moment nous serons tenus de payer tribut. »

– « Rapport sur la tactique du Parti communiste de Russie », 5 juillet 1921

Lénine cherchait à attirer des capitaux étrangers en Russie afin de favoriser le développement économique et de gagner du temps jusqu’à ce que la révolution puisse s’étendre à l’échelle internationale. Les compromis qu’il était prêt à faire n’impliquaient nullement que l’on mette de côté la lutte contre le capitalisme. Il soulignait tout au contraire :

« Cette lutte a changé de forme, mais elle n’en reste pas moins une lutte. Tout concessionnaire reste un capitaliste, et il s’efforcera de saper le pouvoir soviétique ; de notre côté, nous devons nous efforcer de tirer profit de sa cupidité. »

– « Rapport sur les concessions présenté à la réunion de la fraction communiste du Conseil central des syndicats de Russie », 11 avril 1921

Deng Xiaoping proclamait au contraire qu’« il n’y a pas de contradiction fondamentale entre le socialisme et l’économie de marché » (1985). Pour Deng et ses successeurs, il ne s’agit pas de gagner du temps pour la révolution mondiale, ils se font l’illusion que la Chine pourrait se développer en harmonie avec le monde capitaliste.

Alors que les 30 dernières années ont produit des résultats étonnants si l’on considère les données économiques brutes, le bilan est tout à fait différent si l’on évalue la force de l’État ouvrier chinois du point de vue des intérêts de la classe ouvrière. Le développement de la Chine a été construit sur un socle instable : la « coexistence pacifique » avec l’impérialisme mondial. Il y a une contradiction fondamentale dans l’ascension de la Chine : plus elle devient puissante, plus elle menace les conditions qui ont rendu son ascension possible, à savoir la mondialisation économique sous l’hégémonie américaine. Mais au lieu de rallier la classe ouvrière internationale à la lutte inévitable contre l’impérialisme américain, le PCC compte depuis des décennies sur « l’interdépendance économique », le « multilatéralisme » et la « coopération gagnant-gagnant » pour éviter les conflits. Ces illusions pacifistes affaiblissent la République populaire de Chine en désarmant la classe ouvrière, la seule force capable de vaincre définitivement l’impérialisme.

La position de la Chine est aussi sapée par la puissante classe capitaliste nationale qui a émergé sur le continent et qui a un intérêt direct dans la destruction de l’État ouvrier. Loin de reconnaître qu’il s’agit d’une menace mortelle pour le système social, le PCC a ouvertement encouragé cette classe à se développer, en soulignant sa contribution à la construction du « socialisme avec des caractéristiques chinoises ». Il n’y a pas besoin d’étudier Marx pour comprendre qu’une classe dont le pouvoir repose sur l’exploitation de la classe ouvrière est un ennemi mortel de la dictature du prolétariat, un régime fondé sur le pouvoir d’État des ouvriers.

Pour Lénine, le seul principe gouvernant l’établissement de concessions capitalistes étrangères était de préserver le pouvoir du prolétariat et d’améliorer ses conditions de vie, même si cela signifiait « 150 % de profits » pour les capitalistes. Il fondait toute sa stratégie sur le potentiel révolutionnaire du prolétariat, tant en Russie qu’à l’étranger. Cette perspective n’a rien à voir avec celle de la bureaucratie du PCC, qui craint la révolution comme la peste et qui recherche par-dessus tout la stabilité politique pour maintenir ses privilèges bureaucratiques. Loin de construire une « prospérité commune », la politique du PCC cherche à contenir les aspirations de la classe ouvrière et à maintenir des conditions de travail aussi misérables que possible pour pouvoir concurrencer les travailleurs à l’étranger et garantir l’investissement de capitaux. Ceux qui en profitent ne sont pas les « gens qui travaillent dur », mais une petite clique de bureaucrates et de capitalistes. La vérité, c’est que le PCC travaille avec les capitalistes en Chine et à l’étranger contre les travailleurs de Chine et des autres pays. Cette trahison perpétrée au nom du « socialisme » salit la réputation de la Chine aux yeux de la classe ouvrière internationale et mine la défense de la Révolution de 1949.

IV. Un combat libéral contre le libéralisme

Le solide consensus politique qui régnait dans l’ensemble de l’Occident après 1991 ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de voix dissidentes à gauche et à droite. Toutefois, en règle générale, elles ne remettaient pas en question les prémisses idéologiques fondamentales de l’ordre mondial libéral et encore moins la base matérielle de cet ordre, à savoir la domination du capital financier américain. Les différents mouvements qui sont apparus à gauche critiquaient le statu quo sur la base de la morale libérale, c’est-à-dire sans sortir du cadre idéologique fondamental de la situation actuelle. Qu’ils se soient opposés au libre-échange, à la guerre, au racisme ou à l’austérité, les mouvements de gauche cherchaient tous à limiter les excès de l’impérialisme. Ils laissaient donc le système dans son ensemble intact, tentant seulement de le débarrasser de ses aspects les plus brutaux. Comme l’expliquait Lénine à propos de semblables critiques de l’impérialisme à son époque, elles n’étaient que des « vœux innocents » puisqu’elles ne reconnaissaient pas « la liaison indissoluble qui rattache l’impérialisme aux trusts et, par conséquent, aux fondements du capitalisme » (L’impérialisme). Ainsi, les différents mouvements de gauche dans la période postsoviétique ont dénoncé, pétitionné, manifesté, chanté et mangé du tofu, mais ils n’ont absolument pas réussi à construire une véritable opposition à l’impérialisme libéral.

Le mouvement altermondialiste

Le mouvement altermondialiste a pris son essor lors des manifestations contre l’OMC à Seattle en 1999. Celles-ci furent suivies d’autres mouvements similaires partout dans le monde, ce qui donna finalement naissance au Forum social mondial. Le mouvement lui-même était un mélange éclectique de syndicats, d’écologistes, d’ONG, de groupes indigènes, d’anarchistes et de socialistes. Ce méli-mélo n’avait ni cohérence ni objectif commun ; il s’agissait d’une coalition entre les perdants de la mondialisation, qui cherchaient à empêcher les roues du capitalisme de tourner, et l’aile gauche du libéralisme, qui cherchait à rendre les cycles capitalistes moins brutaux.

Dans les syndicats, l’opposition à la mondialisation était inspirée par la résistance de la classe ouvrière aux pertes d’emplois dues aux délocalisations. Si elle avait été orientée dans le bon sens, cette colère légitime de la classe ouvrière aurait pu modifier l’équilibre des forces entre les classes au niveau international et stopper l’offensive du capital financier. Pour ce faire, il aurait fallu des luttes défensives vigoureuses s’attaquant directement aux intérêts du capital monopoliste : occupations d’usines, grèves, campagnes de syndicalisation. Mais les dirigeants syndicaux ont fait tout le contraire.

Aux États-Unis, ils s’opposaient aux délocalisations et à l’ALENA, mais ils saluaient activement la domination du capitalisme américain sur le monde, à laquelle ils avaient eux-mêmes contribué en s’engageant dans la « lutte contre le communisme ». Les syndicats ne pouvaient pas organiser une lutte pour défendre les emplois tout en continuant à soutenir la cause même des délocalisations, à savoir la domination de l’impérialisme américain. Et ce soutien ils l’ont bel et bien donné, depuis leurs campagnes protectionnistes antimexicaines et antichinoises jusqu’à leur soutien à Bill Clinton pour l’élection présidentielle américaine. En Europe, même l’opposition nominale au libre-échange était beaucoup plus faible et de nombreux syndicats ont fait activement campagne pour le traité de Maastricht et pour l’UE. Ceux qui ne le firent pas, tout comme leurs homologues américains, refusaient de lutter contre la bourgeoisie à l’origine de la libéralisation économique et cherchaient au contraire une alliance entre le travail et le capital sur une base nationale contre les « intérêts étrangers ». Dans les deux cas, le résultat fut la dévastation complète pour la classe ouvrière, avec des pertes d’emploi massives et la ruine de régions entières.

De l’autre côté du mouvement altermondialiste, il y avait diverses ONG, des anarchistes, des écologistes et des groupes socialistes. Comme le soulignaient eux-mêmes la plupart de ces groupes, ils ne s’opposaient pas à la mondialisation mais cherchaient à la rendre « plus juste », « démocratique » et « respectueuse de l’environnement ». Comme nous l’avons expliqué précédemment, la mondialisation ne peut pas être équitable sous le joug de l’impérialisme, et l’offensive néolibérale ne pouvait être stoppée qu’en renforçant la position de la classe ouvrière internationale. Le mouvement altermondialiste en était incapable, car il était profondément imprégné du même libéralisme dont il prétendait combattre les conséquences. Le mouvement prétendait que la lutte des classes était terminée et que les États-nations avaient été supplantés par les grandes entreprises internationales, donc il n’organisa évidemment pas une lutte de classe contre les États impérialistes responsables de la mondialisation.

Puisque le mouvement considérait que la mondialisation était essentiellement inévitable et qu’au mieux la classe ouvrière n’avait aucun rôle à jouer, il ne fit rien pour s’opposer à la perte de millions d’emplois. La gauche condamnait le chauvinisme protectionniste de certains bureaucrates syndicaux et politiciens réactionnaires, mais sans proposer de programme pour défendre l’emploi et les conditions de travail. Elle se faisait donc l’écho en version de gauche des Bush et des Clinton qui dénonçaient eux aussi le protectionnisme et le nativisme pour justifier l’expansion des États-Unis à l’étranger. La vérité fondamentale que rejetait le mouvement altermondialiste, c’est qu’une véritable défense des emplois ouvriers aux États-Unis et en Europe ne nuirait pas aux intérêts des travailleurs du tiers-monde, mais renforcerait au contraire leur position en freinant l’intensification du pillage impérialiste. Pour être internationaliste, la classe ouvrière n’a pas besoin de devenir « libérale » et « éclairée », elle doit s’unir pour renverser l’impérialisme. Toute lutte contre la bourgeoisie impérialiste unira objectivement la classe ouvrière internationale et la poussera à rompre avec ses dirigeants nationalistes.

Si le mouvement altermondialiste a réussi à provoquer quelques émeutes, celles-ci n’ont aucunement menacé l’impérialisme libéral. Paralysé par son allégeance fondamentale au statu quo, le mouvement n’aura été qu’une anecdote de l’histoire alors que le capital financier menait une puissante offensive dans les années 1990 et au début des années 2000. La quasi-totalité du mouvement ouvrier et de la gauche a fini par abandonner même l’opposition formelle à l’ALENA et à l’UE. L’impuissance des forces opposées à la mondialisation a poussé des millions de travailleurs occidentaux dans les bras de démagogues tels que Trump, Le Pen et Meloni.

La gauche contestataire après 2008
aux États-Unis et en Europe

La bulle du crédit de 2007 a marqué l’apogée de l’ordre mondial libéral. La crise économique qui a suivi a représenté un tournant majeur : la dynamique contribuant à la stabilité et à la croissance économique (augmentation du commerce mondial, accroissement de la productivité, consensus politique et géopolitique) a été enrayée et s’est aujourd’hui inversée. La crise et ses conséquences n’ont pas mis fin à l’ère postsoviétique, mais elles ont accéléré les tendances déstabilisatrices. Dans une grande partie du monde occidental, des suppressions d’emplois et des expulsions de logement par millions, suivies d’une vague d’austérité, ont suscité un profond mécontentement politique. Pour la première fois depuis les années 1990 sont apparus d’importants mouvements politiques qui s’attaquaient aux principaux piliers du consensus postsoviétique. À droite, le protectionnisme, l’opposition au « multilatéralisme » et le chauvinisme explicite sont devenus monnaie courante. À gauche, c’était l’opposition à l’austérité, l’appel aux nationalisations et, dans certains milieux, l’opposition à l’OTAN. Les caractéristiques de ces mouvements varient considérablement, mais une conclusion s’impose. Alors que la droite populiste est aujourd’hui revigorée après un certain déclin en 2020, les mouvements contestataires dans la gauche se sont pour la plupart effondrés. Comment expliquer cet échec ?

La gauche contestataire a été poussée sur le devant de la scène par les décennies d’attaques néolibérales qui se sont exacerbées après 2008 et, dans le cas des États-Unis et de la Grande-Bretagne, par l’opposition aux interventions militaires en Afghanistan et en Irak. Ces mouvements réagissaient contre le statu quo sans rompre réellement avec lui. Chacun de ces mouvements était lié d’une façon ou d’une autre à la bourgeoisie impérialiste responsable de la dégradation des conditions sociales. Les porte-drapeaux de cette tendance étaient Corbyn en Grande-Bretagne, Sanders aux États-Unis, Syriza en Grèce et Podemos en Espagne. Contrairement à eux, Mélenchon en France n’a pas encore visiblement échoué. Cela dit, son mouvement contient tous les ingrédients qui ont conduit à la faillite de ses homologues étrangers.

Dans le cas de Sanders, il s’agit d’un représentant du Parti démocrate, l’un des deux partis de l’impérialisme américain. Ses discours sur « une révolution politique contre la classe des milliardaires » n’avaient aucune valeur étant donné son allégeance à un parti représentant des milliardaires. En outre, comme Sanders est un politicien réformiste libéral, la principale réforme qu’il avait promise, l’assurance-maladie universelle [« Medicare for all »], était toujours subordonnée à l’unité avec les capitalistes démocrates « progressistes » contre les capitalistes républicains plus réactionnaires. Au nom de « battre la droite », Sanders a trahi les principes qu’il prétendait défendre. Plus Sanders a piétiné les aspirations du mouvement qu’il représentait, plus il a gravi les échelons dans l’establishment du Parti démocrate. Ceux qui veulent aujourd’hui recréer ce mouvement en dehors du Parti démocrate et sans Sanders ne comprennent pas que c’est le programme du réformisme libéral lui-même qui conduit à la capitulation devant la bourgeoisie. Tout programme cherchant à réconcilier les intérêts de la classe ouvrière avec le maintien du capitalisme américain cherchera forcément un soutien dans l’une ou l’autre des deux ailes du capitalisme américain. Pour briser le cycle réactionnaire de la politique américaine et faire vraiment avancer ses propres intérêts, la classe ouvrière doit avoir son propre parti, construit en opposition totale à la fois aux libéraux et aux conservateurs.

Le mouvement de Corbyn était similaire à celui autour de Sanders, mais avec deux différences importantes. D’abord le Parti travailliste, contrairement au Parti démocrate, est un parti ouvrier bourgeois. C’est en partie parce que le Parti travailliste a une base ouvrière que Corbyn a pu gagner la direction, alors que Sanders a été stoppé par l’establishment démocrate. L’autre différence significative est que Corbyn a franchi des lignes rouges en ce qui concerne la politique étrangère. Son opposition à l’OTAN et à l’UE, sa critique du coup d’État manigancé par l’OTAN en Ukraine en 2014, son soutien aux Palestiniens et son opposition aux armes nucléaires étaient totalement inacceptables pour la bourgeoisie.

Face à l’hostilité implacable de l’establishment britannique et à une insurrection permanente contre lui dans son propre parti, Corbyn avait le choix entre la confrontation directe avec la bourgeoisie et la capitulation. Mais le programme de Corbyn, qui repose sur le pacifisme et le réformisme travailliste, cherche à modérer la guerre des classes et non à la gagner. Ainsi, à chaque tournant, Corbyn a cherché à apaiser la bourgeoisie et l’aile droite de son parti au lieu de mobiliser la classe ouvrière et la jeunesse contre elles. Corbyn a capitulé sur le renouvellement du programme de sous-marins nucléaires Trident, sur l’autodétermination de l’Écosse, sur la question israélo-palestinienne, sur l’OTAN et surtout sur le Brexit. L’exemple de Corbyn, plus encore que celui de Sanders, montre de façon classique que quand il s’agit de mener la lutte des classes, le réformisme est totalement impuissant.

Le cas de Syriza est différent parce qu’il est arrivé au pouvoir en Grèce à la suite d’une opposition massive à l’austérité imposée par l’UE. La rapidité de son ascension n’a eu d’égale que la profondeur de sa trahison. Après avoir organisé un référendum en 2015 qui rejeta massivement le plan d’austérité de l’UE, Syriza a ouvertement piétiné la volonté populaire en accédant aux exigences des impérialistes de mener des attaques encore plus dures contre les travailleurs grecs. La raison de cette trahison réside dans la nature de classe de Syriza et dans son programme. La seule force capable de tenir tête à l’impérialisme en Grèce est la classe ouvrière organisée. Mais Syriza n’est pas un parti ouvrier. Il prétendait pouvoir servir les capitalistes grecs aussi bien que les travailleurs et les opprimés de Grèce… le tout en maintenant le pays dans l’UE. Ce mythe a explosé au premier contact avec la réalité. Tandis que la majeure partie de la gauche a applaudi Syriza jusqu’à ce qu’il trahisse, le Parti communiste s’est tenu à l’écart, niant même que la Grèce soit opprimée par l’impérialisme. Le peuple grec a payé cher les conséquences de ces deux politiques. Cette débâcle montre l’urgente nécessité d’un parti en Grèce qui lutte à la fois pour la libération nationale, pour l’indépendance de classe et pour le pouvoir ouvrier.

Au moment où le monde entre dans une période de crise aiguë, le mouvement ouvrier occidental se trouve politiquement désorganisé et démoralisé, trahi par les forces dans lesquelles il avait placé sa confiance. À court terme, cela profitera sans aucun doute à la droite, mais un regain de lutte de la classe ouvrière et des masses populaires montrera à nouveau qu’il faut une alternative politique aux représentants du statu quo libéral. Il est essentiel de tirer les leçons des échecs passés afin d’éviter un nouveau cycle de défaites et de réaction.

Covid-19 : une catastrophe libérale

Pendant la pandémie de Covid-19, la gauche n’a pas manifesté la moindre opposition à l’establishment libéral. Pendant que les bourgeoisies partout dans le monde enfermaient leurs populations des mois durant tout en refusant de faire quoi que ce soit pour remédier à l’effondrement des systèmes de santé et aux conditions de vie épouvantables, la gauche a applaudi et appelé à des confinements de plus en plus stricts. Chaque attaque contre la classe ouvrière a été acceptée au nom du « respect des prescriptions scientifiques ». La notion élémentaire que la science dans la société capitaliste n’est pas neutre mais est utilisée pour servir les intérêts de la bourgeoisie a été jetée par la fenêtre, même par ceux qui se prétendent marxistes.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Des millions de personnes sont mortes du virus, des millions ont perdu leur emploi, les familles ont été enfermées chez elles au détriment des femmes, des enfants et de la santé mentale. Étant donné qu’on invoquait la science pour justifier une succession de politiques réactionnaires, des millions de personnes se sont retournées contre la « science » et ont refusé des vaccins pouvant sauver la vie. Le système de santé a-t-il été sauvé ? Non, il est partout bien pire qu’avant. Les travailleurs ont-ils été protégés du virus ? Non, ils ont continué à travailler dans des conditions dangereuses. Les personnes âgées ont-elles été protégées ? Beaucoup d’entre elles sont mortes dans des maisons de retraite décrépites. Les autres ont vu leur qualité et leur espérance de vie réduites à cause de l’isolement social et du manque d’exercice. La crise dans les maisons de retraite est plus grave que jamais.

Les libéraux et la gauche affirment qu’au nom de la nécessité de « sauver des vies », il n’y avait pas d’autre solution que de s’incliner devant les gouvernements et la « science ». Mais c’est faux. Il fallait que la classe ouvrière prenne les choses en main et mette en œuvre une politique correspondant à ses intérêts de classe. Il fallait que les syndicats se battent pour des lieux de travail sûrs au lieu de choisir entre leur fermeture pure et simple et travailler au péril de sa vie. Tant que ce sont les patrons et les gouvernements, et non les syndicats, qui contrôlent la sécurité au travail, les travailleurs mourront de morts évitables. Il fallait que les syndicats des travailleurs de la santé et de l’éducation se battent pour de meilleures conditions de travail au lieu de se sacrifier pour des gains illusoires pour plus tard. Ces sacrifices n’ont pas sauvé les services publics, ils ont permis à la bourgeoisie de les asphyxier encore plus. Ce n’est qu’en luttant contre la bourgeoisie et ses confinements que l’on peut répondre aux problèmes sociaux à l’origine de la crise, qu’il s’agisse des soins de santé, du logement, des conditions de travail, des transports publics ou de la prise en charge des personnes âgées.

La soumission totale du mouvement ouvrier aux confinements garantissait que toute opposition aux conséquences désastreuses de la pandémie serait dominée par la droite et par les conspirationnistes. Beaucoup de ceux qui participaient aux grosses manifestations ou protestations contre les confinements ou contre la vaccination obligatoire étaient motivés par une colère légitime contre les conséquences sociales des politiques capitalistes pendant la pandémie. Au lieu de se mettre à la tête de ces sentiments pour les orienter vers une lutte visant à améliorer les conditions des travailleurs, la plupart de la gauche les a dénoncés et a applaudi la répression des manifestations par l’État.

Les bases de la trahison de la gauche et du mouvement ouvrier lors de la pandémie avaient été jetées tout au long de la période postsoviétique. Lorsque cette crise d’ampleur mondiale a frappé et alors que la bourgeoisie réclamait plus que jamais l’unité nationale, le mouvement ouvrier s’est mis au garde-à-vous et a loyalement mobilisé la classe ouvrière derrière la « science » et le « partage des sacrifices ». Les gouvernements et la majeure partie de la gauche tentent de balayer la pandémie sous le tapis, mais ils ne s’en tireront pas si facilement. Les conséquences de cette catastrophe ont laissé une empreinte profonde sur la classe ouvrière et la jeunesse, les poussant à chercher des réponses et des alternatives.

V. Le déclin de l’ordre libéral

L’arrogance tourne à l’hystérie

Des années 1980 au début des années 2000, la dynamique de la politique mondiale favorisait un renforcement relatif de la puissance américaine. Plus les États-Unis amélioraient leur position économique, militaire et politique, plus la force centripète soutenant l’ordre mondial libéral était puissante. Cette dynamique qui s’auto-renforçait culmina après la contre-révolution en Union soviétique. Elle facilita une libéralisation politique et économique généralisée sans que les États-Unis aient particulièrement besoin d’intervenir directement. À l’époque, les courants de l’histoire semblaient favoriser les intérêts du capitalisme américain.

Mais en politique comme en physique, toute action entraîne une réaction. Inévitablement, les conséquences de l’hégémonie américaine ont engendré des forces capables de lui faire contrepoids. Les interventions militaires de moins en moins sensées des États-Unis ont été des désastres géopolitiques, gaspillant les ressources et renforçant l’opposition à la politique étrangère américaine tant aux États-Unis qu’à l’étranger. La déréglementation financière et la désindustrialisation ont affaibli la puissance économique des États-Unis et renforcé leurs concurrents, tout en rendant l’ensemble de l’économie mondiale beaucoup plus instable et sensible aux crises. Plus la bourgeoisie américaine utilisait le libéralisme pour promouvoir ses intérêts réactionnaires, plus elle alimentait la résistance au libéralisme. Lentement mais sûrement, de plus en plus de signes montraient que la dynamique en faveur de l’ordre mondial libéral s’affaiblissait et que les forces qui s’y opposaient se renforçaient. La crise financière de 2008, le coup d’État et le conflit ukrainien de 2014, l’élection de Donald Trump et le Brexit en 2016 sont autant de marqueurs importants de cette tendance.

Au fur et à mesure que les États-Unis sentaient leur puissance s’affaiblir, leur arrogance s’est transformée en hystérie. Ils s’emploient avec toujours plus de force à préserver leur puissance en affrontant la Chine et la Russie, en faisant pression sur leurs alliés et en sanctionnant de nombreux pays. Mais ces efforts coûtent de plus en plus cher et rapportent de moins en moins. Loin d’enrayer le déclin des États-Unis, leur réponse n’a fait jusqu’à présent que l’amplifier. Aujourd’hui, à la suite de la pandémie et de la guerre en Ukraine, il est clair que la dynamique de la politique mondiale s’est inversée. Elle va désormais dans le sens d’une accélération de la désintégration de l’ordre mondial libéral. L’OTAN et la Russie sont engagées dans une guerre par procuration. Les relations entre les États-Unis et la Chine sont dans un état d’hostilité permanente. Le nationalisme populiste se développe dans le monde non impérialiste, prenant des expressions de gauche (Mexique) et de droite (Inde, Türkiye). La politique en Occident est marquée par une division de plus en plus tranchée entre ceux qui cherchent à renforcer la domination impérialiste en rompant avec le libéralisme traditionnel (Trump, Alternative pour l’Allemagne, Le Pen, Meloni) et ceux qui cherchent à la renforcer en redoublant l’ardeur de la croisade libérale (Biden, Trudeau, Parti vert allemand).

Chacun sait que le monde est de plus en plus instable. La controverse porte sur la nature du conflit. Pour les libéraux, il s’agit d’une lutte entre démocratie et autocratie. Pour les libertariens et les sociaux-démocrates, c’est le libre marché contre l’intervention de l’État. Pour les staliniens et les tiers-mondistes, il s’agit d’une concurrence entre l’hégémonie et la multipolarité. Tous se trompent. La réponse se trouve dans les mots simples mais pénétrants du Manifeste du Parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes. » Ainsi c’est selon les lois de la lutte des classes que l’ordre impérialiste mondial se désagrège aujourd’hui. Le conflit fondamental qui façonne le monde n’est pas entre le PCC et les capitalistes américains, entre Trump et Biden, Poutine et l’OTAN, ou le président mexicain López Obrador et l’impérialisme yankee, mais entre la crise sociale provoquée par le capitalisme à son stade impérialiste et les intérêts du prolétariat mondial. Si l’on ne comprend pas cela, on ne pourra pas s’orienter dans les bouleversements politiques à venir, et encore moins faire avancer la lutte pour le progrès humain.

L’économie mondiale :
Une gigantesque pyramide de Ponzi

Comme nous l’avons expliqué précédemment, l’hégémonie américaine avait permis une amélioration temporaire du potentiel de croissance de l’impérialisme. C’est cette amélioration de la conjoncture économique qui a assuré la stabilité prolongée du monde capitaliste au cours des trois dernières décennies. Aujourd’hui, cependant, non seulement les possibilités d’expansion se sont épuisées, mais les conditions qui l’avaient permise auparavant sont en train de s’inverser. La conséquence sera une destruction importante des forces productives, avec toute l’instabilité que cela implique. Comme l’écrivait Trotsky dans L’Internationale communiste après Lénine, « les gouvernements, comme les classes, luttent avec plus de furie quand la ration est maigre que lorsqu’ils sont pourvus en abondance ». Ce facteur sous-tend la situation mondiale actuelle et continuera de le faire, sauf s’il y a un changement majeur de la conjoncture.

Les cycles d’expansion et de récession d’une durée de huit à dix ans sont des fluctuations normales de l’économie capitaliste. La spéculation débridée et la surproduction sont suivies par l’effondrement et la panique. La période postsoviétique n’a pas été différente. Cependant, avec de moins en moins de possibilités de croissance réelle, la spéculation et le crédit sont devenus les principaux moyens par lesquels les États-Unis ont cherché à étayer l’ensemble de leur ordre mondial. C’est ce que les suites de la « grande récession » de 2008 ont clairement révélé. Face à la possibilité d’une dépression économique, les États-Unis ont coordonné une expansion du crédit et de la monnaie sans précédent dans l’histoire. Cela a donné lieu à une croissance réelle faible tandis que le prix des actifs explosait. Même pour la plupart des économistes bourgeois, il est évident que cela jetait simplement les bases pour un effondrement encore plus catastrophique plus tard. Pendant plus de dix ans, le scénario a été le même chaque fois que la croissance donnait des signes d’essoufflement : tout reporter à plus tard en augmentant le crédit. C’est ce qui a été mis en œuvre encore une fois à un niveau record lors de la pandémie de Covid-19. Pour pallier les conséquences de la fermeture de secteurs entiers de l’économie, les capitalistes se sont contentés de faire tourner la planche à billets. C’en était trop, et les possibilités de cette politique ont finalement atteint leur limite avec l’inévitable « retour de l’inflation ».

L’augmentation drastique des taux d’intérêt aux États-Unis aspire d’énormes quantités de liquidités du système économique mondial. Selon les mots célèbres de Warren Buffett, « une marée montante soulève tous les navires […]. C’est seulement quand la marée se retire que l’on découvre qui nageait nu. » Au bout de quinze ans d’argent facile, de gigantesques secteurs de l’économie auront forcément « nagé nus ». Lorsque l’heure sonnera, les résultats vont forcément être catastrophiques. Vu que les États-Unis sont au sommet de la chaîne alimentaire capitaliste et qu’ils ont la haute main sur les conditions de crédit internationales, même s’ils s’avèrent être l’épicentre de la crise, ils seront en mesure d’utiliser leur position dominante pour faire payer les conséquences au reste du monde. La crise sera particulièrement dévastatrice pour les pays en développement, dont beaucoup sont déjà en crise profonde, comme le Sri Lanka, le Pakistan et le Liban. Mais les conséquences se feront ressentir au niveau mondial et l’ordre international subira forcément encore des secousses, y compris de la part de puissances que les États-Unis considèrent aujourd’hui comme des alliés.

Une partie non négligeable de l’establishment économique soit ment, soit ferme délibérément les yeux sur les perspectives de l’économie mondiale. Une partie de la gauche sociale-démocrate affirme que le niveau élevé de la dette publique n’est pas très préoccupant, et que les travailleurs bénéficieraient de taux d’intérêt bas et d’une augmentation de la dette plutôt que de la politique actuelle de taux d’intérêt plus élevés. Cela fait écho à ceux qui, dans la bourgeoisie, voudraient reporter l’échéance encore une fois, si possible jusqu’après les prochaines élections. La vérité, c’est que quel que soit le choix politique, qu’il s’agisse de niveaux de dette élevés, de forte inflation ou de déflation, il sera utilisé pour attaquer le niveau de vie de la classe ouvrière. Le problème fondamental sous-jacent est l’énorme déséquilibre entre le capital existant sur le papier et les capacités productives réelles de l’économie mondiale. Aucun tour de passe-passe financier ne peut résoudre ce problème. La seule solution, c’est que la classe ouvrière prenne en main les rênes politiques et économiques et réorganise l’économie de manière rationnelle.

Pour les économistes de droite, la solution est de laisser le marché libre faire son œuvre : accepter qu’il va y avoir une crise dévastatrice, laisser les faibles mourir et les forts sortir plus forts. Mais l’époque du capitalisme de libre marché est révolue depuis longtemps. L’économie mondiale est dominée par un petit nombre de monopoles gigantesques en concurrence avec les monopoles d’autres pays. Aucun État n’est prêt à laisser ses monopoles s’effondrer. La faillite de Ford ou de General Motors ne relancerait pas la libre entreprise américaine, elle renforcerait Toyota et Volkswagen. Le capitalisme débridé ne mène pas à des marchés libres mais à des monopoles. D’une part, cela reflète la tendance à la production centralisée et planifiée à l’échelle mondiale. Mais d’autre part, sous l’impérialisme, les monopoles entravent la croissance des forces productives, ce qui conduit au pourrissement et au parasitisme.

Pour des sociaux-démocrates comme l’économiste Michael Hudson, la panacée est une « économie mixte », c’est-à-dire un capitalisme assorti d’une intervention et d’un rôle régulateur de l’État. Alors que cette idée était considérée comme une hérésie dans les cercles économiques et gouvernementaux ces dernières décennies, la planification redevient à la mode. Cela n’est pas l’effet d’une quelconque pensée éclairée, mais du fait que le capitalisme national a besoin d’être soutenu pour éviter la faillite et rivaliser avec la Chine. Même si la classe ouvrière peut arracher des concessions aux capitalistes par la lutte de classe, il n’est pas possible de réguler les contradictions de l’impérialisme pour en éviter les conséquences. La source de l’irrationalité et du parasitisme du système se trouve dans la dynamique même de l’accumulation capitaliste. Le gouvernement lui-même ne sert pas de contrepoids à la minuscule clique des financiers capitalistes, il est leur comité exécutif. Lorsqu’il intervient dans les affaires économiques, c’est en fin de compte pour profiter à la bourgeoisie impérialiste.

La guerre entre l’Ukraine et la Russie :
un défi militaire à l’hégémonie américaine

L’invasion de l’Ukraine par la Russie est de loin le plus grand défi lancé à l’hégémonie américaine depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Le fait qu’une grande puissance non seulement ait eu suffisamment d’assurance pour défier les États-Unis aussi directement, mais qu’elle s’en soit tirée jusqu’à présent, constitue un profond bouleversement. Cette guerre ne ressemble à aucune de celles des dernières décennies. Il ne s’agit pas d’une guerre de contre-insurrection de basse intensité mais d’une guerre industrielle de haute intensité. L’issue du conflit ne déterminera pas seulement le sort de l’Ukraine, elle aura un impact considérable sur l’équilibre des forces en Europe et dans le monde.

Les deux acteurs décisifs de la guerre en Ukraine sont la Russie et les États-Unis. La guerre a éclaté à la suite de décennies d’expansion de l’OTAN vers l’est, jusqu’à des pays qui, pour la Russie, font partie de sa sphère d’influence. Elle considère que l’Ukraine représente un intérêt stratégique vital et elle sera prête à intensifier le conflit jusqu’à ce qu’elle intègre l’Ukraine dans son orbite, ou soit vaincue. La position américaine est plus complexe. L’Ukraine a peu de valeur stratégique pour les États-Unis, qui la considèrent comme un recoin perdu d’Europe. Pour l’establishment libéral occidental, « défendre l’Ukraine », c’est défendre l’ordre mondial libéral, c’est-à-dire le droit des États-Unis à faire ce qu’ils veulent là où ils veulent.

La défaite de l’Ukraine par la Russie serait un coup humiliant pour les États-Unis. Elle serait un signe de faiblesse, avec des conséquences déstabilisantes pour l’establishment politique européen, et elle remettrait en question l’avenir de l’OTAN. Compte tenu de ces enjeux importants, les États-Unis et leurs alliés n’ont cessé d’intensifier la guerre en fournissant toujours plus d’armes à l’Ukraine. La Russie a réagi en déclenchant une mobilisation partielle et elle est en train de détruire l’armée ukrainienne. Même si les États-Unis sont responsables de cette escalade, ni eux ni leurs alliés ne se sont engagés pour l’instant à vaincre l’armée russe de manière décisive en passant à une économie de guerre ou en intervenant directement. Pour l’instant, la guerre reste un conflit régional pour le contrôle de l’Ukraine.

Les dirigeants de la classe ouvrière ont partout mobilisé le prolétariat derrière les intérêts de leur bourgeoisie. Mais les conséquences sociales de la guerre sèment chaque jour les germes de la révolte. Pour les marxistes, il est indispensable d’intervenir face à cette contradiction de plus en plus importante afin de construire une nouvelle direction qui puisse faire avancer les intérêts de la classe ouvrière dans ce conflit. Le point de départ essentiel doit être que c’est le système impérialiste lui-même – défini aujourd’hui comme l’ordre libéral dominé par les États-Unis – qui est responsable du conflit en Ukraine. L’ensemble du prolétariat mondial a intérêt à mettre fin à la tyrannie impérialiste sur le monde, et ce n’est que sur cette base que les travailleurs du monde entier peuvent s’unir, qu’ils soient russes, ukrainiens, américains, chinois ou indiens. Cependant, l’application de cette perspective générale s’exprime concrètement de façon différente selon les considérations spécifiques dans chaque pays.

Les travailleurs russes doivent comprendre que la victoire de leur propre gouvernement ne porterait pas un coup décisif à l’impérialisme. Elle ne favoriserait pas l’indépendance de la Russie vis-à-vis de l’impérialisme mondial ; la Russie deviendrait au contraire l’oppresseur de leurs frères et sœurs de classe en Ukraine au profit des oligarques russes. Même si la Russie infligeait une défaite momentanée à la politique étrangère des États-Unis, cela ne vaut pas ce qu’il en coûte de devenir les oppresseurs de la nation ukrainienne. Un conflit perpétuel entre Ukrainiens et Russes ne ferait que renforcer l’influence de l’impérialisme mondial dans la région. Un front révolutionnaire commun des travailleurs russes et ukrainiens contre leurs bourgeoisies respectives, comme pendant la grande révolution d’Octobre, porterait un coup beaucoup plus dur à l’OTAN et à l’UE. Retournez les fusils contre les oligarques russes et ukrainiens ! Pour l’unité révolutionnaire contre l’impérialisme américain !

Les travailleurs ukrainiens doivent comprendre que les États-Unis, l’UE et l’OTAN ne sont pas leurs alliés, mais qu’ils utilisent au contraire l’Ukraine comme un pion au service de leurs propres intérêts. Quand elle aura versé sa dernière goutte de sang, ils s’en débarrasseront. On n’obtiendra pas l’indépendance nationale de l’Ukraine en s’alignant derrière l’impérialisme : le pays serait asservi à Washington et cela garantirait une hostilité permanente de la part de la Russie. Les travailleurs ukrainiens doivent également s’opposer à l’oppression des minorités russes par le gouvernement ukrainien. La défense des minorités russes serait mille fois plus efficace pour saper l’effort de guerre du Kremlin que les plans de Zelensky. Sans les intrigues réactionnaires des oligarques et des impérialistes, la question des frontières et des droits des minorités nationales pourrait être réglée facilement et démocratiquement. Chaque jour il devient plus clair que les travailleurs ukrainiens sont envoyés à l’abattoir sous le commandement de Washington et au profit de Wall Street. Ils doivent s’unir à la classe ouvrière russe pour mettre un terme à cette folie ; toute autre solution n’aboutira qu’à davantage de carnage et d’oppression. Pour le droit à l’autodétermination des Russes, des Ukrainiens, des Tchétchènes et de toutes les autres minorités nationales !

En Occident, les travailleurs sont bombardés de propagande sur la nécessité de faire des sacrifices au nom de la croisade de l’OTAN pour la démocratie en Ukraine. La meilleure chose que le prolétariat américain, allemand, britannique et français puisse faire pour défendre ses propres intérêts et ceux des travailleurs du monde entier est de rendre coup pour coup aux parasites financiers et aux monopoles qui leur sucent le sang dans leur propre pays. Pour ce faire, ils doivent se débarrasser de la cabale réactionnaire de chefs syndicaux et sociaux-démocrates qui sont fidèles à ces mêmes forces. Leurs trahisons dans leur propre pays sont inséparables de leurs appels à instaurer la « démocratie » à l’étranger avec les chars et les bombes de l’OTAN. Ces traîtres auraient disparu depuis longtemps sans le marais pacifiste et centriste qui parle de « paix », de « lutte syndicale » et même de « socialisme », mais qui s’accroche aux basques des bellicistes et des serviteurs avérés de l’impérialisme. Un mouvement antiguerre n’aura la moindre valeur que s’il exclut ceux qui acceptent le social-chauvinisme dans le mouvement ouvrier. Levez les sanctions contre la Russie ! À bas l’UE et l’OTAN ! Pour les États-Unis soviétiques d’Europe !

De plus en plus de travailleurs en Amérique latine, en Asie et en Afrique se tournent vers la Russie, qu’ils considèrent comme une force contre l’impérialisme. Cette confiance est mal placée et ne contribuera en rien à les libérer du joug des États-Unis, de l’Europe de l’Ouest et du Japon. Poutine n’est pas un anti-impérialiste et ne sera pas un allié dans la lutte pour la libération nationale de quelque pays que ce soit. C’est précisément pour cette raison que les actuels présidents mexicain, sud-africain, indien et chinois lui sont favorables ou du moins pas ouvertement hostiles. Le soutien à Poutine berce la classe ouvrière du Sud global de l’illusion qu’elle peut améliorer ses conditions de vie et se libérer de l’impérialisme sans lutte révolutionnaire. Au moindre signe que les masses opprimées du monde se soulèvent, les dirigeants réactionnaires du Sud global se tourneront vers les mêmes impérialistes qu’ils dénoncent aujourd’hui. La véritable force anti-impérialiste, ce sont les travailleurs d’Ukraine, de Russie et d’Occident. Ils ne peuvent s’unir avec les travailleurs du monde entier derrière une bannière internationaliste commune que s’ils s’opposent à toute oppression nationale, qu’elle soit le fait de grandes puissances ou de nations elles-mêmes opprimées. Nationalisez les biens des impérialistes ! Travailleurs du monde, unissez-vous !

Chine : Ceinture stalinienne
ou route prolétarienne

Tandis que la dynamique qui a favorisé l’essor de la Chine ces 30 dernières années s’affaiblit de plus en plus rapidement, la confiance du PCC dans le capitalisme mondial de libre marché reste inébranlable. S’exprimant lors du Forum économique mondial de Davos en 2022, Xi Jinping déclarait :

« La mondialisation économique est la tendance de notre époque. Voyons les grands fleuves qui coulent vers la mer. Ils se heurteront à des contre-courants, mais aucune entrave ne saurait empêcher leur mouvement impétueux. La force motrice fait avancer les cours d’eau, et les obstacles les rendent plus puissants. Malgré les contre-courants et les écueils, la mondialisation économique n’a changé ni ne changera jamais de cap. Les pays du monde doivent poursuivre le véritable multilatéralisme. Nous devons lever les barrières et non ériger des murs, opter pour l’ouverture et non la fermeture, rechercher l’intégration et non le découplage. Ainsi pourrons-nous bâtir une économie mondiale ouverte. Il nous faut guider la réforme du système de la gouvernance mondiale en portant l’équité et la justice, et préserver le système commercial multilatéral centré sur l’Organisation mondiale du Commerce. »

Malheureusement pour le PCC, l’avenir du « système commercial multilatéral » dépend avant tout des actions des États-Unis, et les États-Unis ne peuvent pas permettre que les tendances actuelles persistent. Soit ils forceront le reste du monde à faire des concessions pour maintenir leur propre position au sommet, soit ils entraîneront tout l’édifice dans leur chute.

Depuis plus de dix ans, la tension entre les États-Unis et la Chine ne cesse d’augmenter. Plus il devient clair que la Chine ne marche pas vers la démocratie libérale mais devient un véritable concurrent économique et militaire, plus les États-Unis augmentent la pression. Cela pousse le PCC à renforcer sa poigne sur l’économie nationale et sur la dissidence politique (par exemple, à Hongkong), ainsi que sa position militaire. Les États-Unis, en réaction, serrent encore davantage la vis. Cette dynamique qui s’accélère a porté les tensions entre les États-Unis et la Chine à un niveau que l’on n’a pas vu depuis plusieurs décennies, et un conflit militaire ouvert menace.

S’il éclatait, il serait du devoir du prolétariat international de prendre inconditionnellement la défense de la Chine. Les impérialistes sont totalement hostiles envers la Chine précisément à cause des progrès économiques et sociaux qu’elle a réalisés grâce à la collectivisation des principaux secteurs de son économie. C’est cela que la classe ouvrière doit défendre. Mais elle doit le faire selon ses propres méthodes et objectifs, et non selon ceux de la bureaucratie parasitaire du PCC.

Trotsky expliquait à propos de l’URSS que « la véritable défense de l’U.R.S.S. consiste à affaiblir les positions de l’impérialisme et à affermir les positions du prolétariat et des peuples coloniaux dans le monde entier » (La révolution trahie, 1936). Cette stratégie, qui s’applique entièrement à la Chine d’aujourd’hui, ne saurait être plus différente de celle poursuivie par le PCC, lequel cherche d’abord et avant tout à maintenir le statu quo. Pour commencer, il cherche à améliorer les relations avec les États-Unis en s’appuyant sur des capitalistes américains tels que Bill Gates, Elon Musk et Jamie Dimon, représentants de cette même classe qui opprime le monde et cherche à dominer la Chine. Les manœuvres de ce genre ne peuvent qu’accroître l’hostilité des travailleurs américains à l’égard de la Chine et les aliéner alors qu’ils représentent le meilleur allié potentiel de la Chine dans la lutte contre l’impérialisme américain. Quant aux peuples opprimés du Sud global, le PCC est non pas pour leur libération mais pour des alliances illusoires avec les élites de ces pays. Ces bandits, motivés par leurs propres intérêts, ne manqueront pas d’abandonner la Chine à la première difficulté, ou si les impérialistes leur offrent un meilleur pot-de-vin.

Certaines voix au sein de la bureaucratie chinoise prennent un ton plus belliqueux et considèrent le renforcement de l’Armée populaire de libération (APL) comme le meilleur moyen de défendre la Chine. On ne peut que saluer l’augmentation des capacités techniques et militaires de l’APL. Mais les questions militaires ne peuvent être séparées de la politique, et dans ce domaine également les intérêts conservateurs de la caste dirigeante nuisent à la Chine. L’un des piliers de la stratégie de défense de l’APL consiste à empêcher les États-Unis d’accéder à ce que l’on appelle la « première chaîne d’îles » autour de la Chine en développant des capacités de frappe à longue portée et en cherchant à contrôler militairement ces îles. Mais dans tout conflit, le soutien du prolétariat des pays environnants serait bien plus déterminant que la possession de quelques petits rochers inhabités.

Le seul moyen de chasser véritablement l’impérialisme américain et japonais de la mer de Chine orientale et méridionale est une alliance anti-impérialiste des travailleurs et des paysans dans l’ensemble de la région. Mais le PCC, avec sa stratégie nationaliste, n’a fait aucune tentative pour rallier à sa cause les travailleurs des Philippines, du Japon, du Viêt Nam et de l’Indonésie. Au contraire, il joue le jeu de la campagne impérialiste contre la Chine en se concentrant uniquement sur les avantages militaires à court terme, sans tenir compte des sensibilités nationales et des antagonismes entre les classes dans les pays voisins.

C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la question de Taiwan. Les travailleurs de Taiwan sont brutalement opprimés sous la botte de leur classe capitaliste. Mais au lieu de les encourager à lutter pour leurs propres intérêts de classe contre les impérialistes et la bourgeoisie locale, la stratégie du PCC consiste à convaincre cette dernière de se soumettre volontairement à son autorité et de rejoindre la République populaire de Chine. À cette fin, le parti s’engage à maintenir les relations économiques et l’administration politique capitalistes à Taiwan dans le cadre de sa politique d’« un pays, deux systèmes ». Aux travailleurs, le PCC offre non pas la libération mais le soutien à la poursuite de l’exploitation capitaliste, et la botte de la répression stalinienne. Il n’est pas surprenant que ce marché perdant-perdant n’ait guère contribué à rallier les masses taiwanaises à la réunification.

Le plan B du PCC est l’intervention militaire directe qui, bien qu’elle puisse réussir à réincorporer Taiwan, aurait un coût énorme, notamment si elle se heurtait à l’hostilité de la classe ouvrière locale. Si le PCC en venait à suivre cette voie, les trotskystes défendraient l’APL contre les capitalistes de Taiwan et les impérialistes, mais ils le feraient en luttant pour une stratégie révolutionnaire prolétarienne. Contre la politique néfaste d’« un pays, deux systèmes », les trotskystes luttent pour la réunification révolutionnaire, c’est-à-dire la réunification au moyen d’une révolution sociale contre le capitalisme à Taiwan et d’une révolution politique contre la bureaucratie sur le continent. Cette stratégie unifierait les travailleurs de Chine derrière un intérêt de classe et national commun. Non seulement elle couperait l’herbe sous le pied de l’alliance anticommuniste entre les États-Unis et la bourgeoisie de Taiwan, elle ferait de la Chine une source d’espoir pour les peuples opprimés du monde entier dans leur lutte contre l’impérialisme.

Si aujourd’hui le PCC continue de proclamer sa loyauté envers à la fois le socialisme et le capitalisme, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il en soit ainsi très longtemps. De puissantes forces liées aux capitalistes chinois et étrangers souhaitent se débarrasser de toute trace de contrôle étatique et ouvrir à nouveau la Chine au pillage impérialiste. Cette issue doit être combattue sans relâche ! Mais il existe aussi des courants au sein de la caste dirigeante qui, sous la pression du mécontentement ouvrier, pourraient pousser le parti bien à gauche en réprimant les capitalistes et en ressuscitant le langage anti-impérialiste et égalitaire du maoïsme traditionnel. Mais, tout comme les réformes de marché de Deng, les tentatives d’autarcie égalitaire de Mao, fondées sur une mobilisation frénétique des masses, n’avaient pas pu surmonter l’étranglement économique de la Chine par l’impérialisme mondial. En réalité, les conséquences catastrophiques de la politique de Mao avaient mené la Chine au bord de l’effondrement et avaient directement conduit le PCC à passer à « la réforme et l’ouverture ».

Les zigzags du PCC ne font que refléter les différents moyens par lesquels la caste bureaucratique parasitaire cherche à maintenir sa position privilégiée dans le cadre d’un État ouvrier isolé. Contrairement aux affirmations du PCC, de Mao à Xi, on ne peut pas construire le socialisme dans un seul pays et la coexistence pacifique avec l’impérialisme n’est pas possible. La seule issue pour la classe ouvrière chinoise est de s’unir dans un parti construit sur les véritables principes marxistes-léninistes de l’indépendance de classe, de l’internationalisme et de la révolution mondiale, et de balayer les bureaucrates vénaux du PCC. Chassez les bureaucrates ! Défense de la Chine contre l’impérialisme et la contre-révolution !

VI. La lutte pour une direction révolutionnaire

Au moment où le monde entre dans une nouvelle période de crise historique, la classe ouvrière est politiquement désarmée. Partout elle est dirigée par des bureaucrates et des traîtres qui ont conduit à une défaite après l’autre. Alors que des défis gigantesques se profilent, il faut de toute urgence forger des directions de la classe ouvrière qui représentent réellement ses intérêts. Comment forger ces directions ? C’est la question centrale à laquelle sont confrontés les révolutionnaires aujourd’hui. Les inévitables bouleversements sociaux et politiques des prochaines années dresseront les masses contre leurs dirigeants actuels et présenteront des possibilités de réalignements radicaux au sein du mouvement ouvrier. Mais ces occasions seront gâchées s’il n’existe pas déjà des cadres révolutionnaires qui auront rejeté les politiques qui ont mené à la défaite ces trente dernières années et qui définiront correctement les tâches actuelles.

La leçon centrale du léninisme

Dans La révolution permanente (1929), Trotsky écrivait à propos de Lénine que « l’essentiel de sa vie fut la lutte pour une politique indépendante du parti du prolétariat ». C’est précisément ce concept central du léninisme qui est répudié lors de chaque nouvelle vague de révisionnisme. Si le révisionnisme prend une forme distincte en fonction des pressions dominantes de chaque époque, il consiste toujours, au fond, à subordonner le prolétariat aux intérêts d’autres classes.

La conception de Lénine sur le parti d’avant-garde prit sa forme achevée après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, lorsque l’écrasante majorité des partis de la IIe Internationale, qui avaient juré de s’opposer à la guerre, se rangèrent patriotiquement derrière leur propre gouvernement. Dans ses écrits pendant la guerre, Lénine montra que cette trahison historique n’était pas venue de nulle part ; elle avait été préparée et avait pris racine dans la période précédente d’ascendance impérialiste. L’exploitation d’innombrables millions de personnes par quelques grandes puissances engendre des surprofits qui sont utilisés pour coopter les couches supérieures de la classe ouvrière. Dans ses habitudes, son idéologie et ses objectifs, cette couche s’aligne sur la bourgeoisie contre les intérêts de la classe ouvrière. La capitulation totale de la majeure partie de la social-démocratie montra que la tendance procapitaliste dans le mouvement ouvrier n’était pas seulement devenue dominante, mais qu’elle avait paralysé ou coopté la majorité de ce qui avait été l’aile révolutionnaire de l’Internationale.

De cette expérience, Lénine tira la conclusion que l’unité avec les éléments procapitalistes du mouvement ouvrier signifiait la subordination politique à la classe capitaliste elle-même et trahissait nécessairement la lutte pour le socialisme. La majeure partie de ses critiques visait les centristes dans le mouvement ouvrier, qui n’avaient pas ouvertement rejeté les principes du socialisme, mais qui cherchaient néanmoins à maintenir l’unité à tout prix avec les traîtres avérés à la classe ouvrière. Lénine insistait sur le fait que les centristes constituaient le principal obstacle à la construction d’un parti capable de mener les masses sur la voie de la révolution. Cette leçon fut déterminante pour le succès de la révolution d’Octobre en Russie tandis qu’en Allemagne elle ne fut pas assimilée à temps, ce qui conduisit à la défaite du soulèvement spartakiste de 1919. Sur les cendres de la guerre et de la révolution, la IIIe Internationale fut fondée sur le principe que tout parti prétendant lutter pour la révolution doit accomplir une scission politique et organisationnelle des ailes procapitalistes et centristes du mouvement ouvrier.

Tandis que la vague révolutionnaire d’après-guerre refluait, une période de stabilisation capitaliste s’ensuivit, isolant l’Union soviétique sur la scène mondiale. C’est dans ce contexte qu’apparut le stalinisme, rejetant la composante essentielle du léninisme, à savoir l’indépendance politique de la classe ouvrière. Au lieu de compter sur l’extension de la révolution par la classe ouvrière internationale pour défendre l’URSS, Staline comptait de plus en plus sur le soutien d’autres classes. Qu’il s’agisse des koulaks, du Guomindang en Chine, de la bureaucratie syndicale britannique ou des impérialistes eux-mêmes, Staline conclut des accords qui sacrifiaient les intérêts à long terme de la classe ouvrière au profit de prétendus avantages à court terme. Loin de renforcer l’Union soviétique, ces accords conduisirent à une succession de carnages, minant la position globale du prolétariat international.

Le combat de Trotsky pour une opposition de gauche et pour une nouvelle, Quatrième Internationale était une continuation du léninisme précisément en ce qu’il luttait pour construire un parti international d’avant-garde contre les tendances sociales-démocrates et staliniennes du mouvement ouvrier. L’extermination physique de ses cadres, y compris Trotsky lui-même, conduisit à la désorientation politique et à la défaite lorsque se présentèrent des ouvertures révolutionnaires après le carnage de la Deuxième Guerre mondiale. En conséquence, le stalinisme et l’impérialisme mondial se renforcèrent. Ce sont ces défaites historiques et l’incapacité, depuis lors, à reforger la IVe Internationale, qui ont conduit à de nouveaux revers catastrophiques, jusqu’à la destruction de l’Union soviétique elle-même.

La période postsoviétique : Les « marxistes » se liquident dans le libéralisme

Au moment de la contre-révolution en Union soviétique, les forces se réclamant du trotskysme sont restées dans leur grande majorité les bras croisés ou ont activement applaudi la destruction des derniers acquis de la révolution d’Octobre. La LCI s’est battue seule pour le programme de Trotsky de la défense de l’Union soviétique et de la révolution politique contre la bureaucratie stalinienne. Malgré sa taille minuscule et ses faiblesses politiques (voir le document sur la révolution permanente en page 72), la LCI était à son poste face à l’épreuve décisive de l’époque. Mais notre faiblesse et notre isolement en disent long sur l’état misérable de la gauche révolutionnaire à l’aube de la nouvelle période historique.

Les conséquences de l’effondrement de l’Union soviétique ont été dévastatrices pour tous ceux qui se réclamaient du marxisme. La politique mondiale a viré rapidement à droite, non pas vers le bonapartisme ou le fascisme mais vers le libéralisme, ce qui a énormément poussé à la liquidation organisationnelle et politique. Vu ce tournant dans la situation mondiale, la tâche consistait à reconstruire lentement et patiemment une avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière basée sur les leçons des récentes défaites et en opposition politique au libéralisme. Si la LCI a su expliquer l’effondrement soviétique, elle a, comme le reste de la gauche « marxiste », rejeté la construction d’une alternative révolutionnaire au libéralisme (voir le document en page 7).

En s’adaptant au libéralisme et en refusant de lutter pour tracer une voie indépendante pour que la classe ouvrière aille de l’avant, la gauche « marxiste » s’est retrouvée sans boussole face à la stabilité et à la relative prospérité de la nouvelle période. Pour justifier son existence, elle proclamait de façon hystérique que la crise était imminente et elle citait des atrocités ou des politiques réactionnaires spécifiques pour « prouver » que l’impérialisme conservait son caractère réactionnaire. Cette démarche était compatible avec le libéralisme dominant qui n’avait aucun problème si on critiquait le système uniquement pour en limiter les « excès », comme la guerre et le racisme, dans le contexte de l’exploitation « pacifique » du monde par le biais de l’expansion du capital financier.

Les guerres, l’austérité, et l’oppression nationale et raciale dans la période postsoviétique ont bien sûr provoqué des révoltes des travailleurs et des jeunes. Mais pour que ces révoltes prennent un contenu révolutionnaire, il fallait montrer comment la direction libérale de ces différentes luttes les empêchait de progresser. Il fallait exacerber les contradictions entre le sentiment légitime de révolte et la loyauté des libéraux envers le système qui engendre ces fléaux. Il s’agissait d’amener ces mouvements à rompre avec leurs directions libérales. Mais aucune des organisations dites marxistes n’a même reconnu que c’était ce qu’il fallait faire. Au lieu de cela, les « révolutionnaires » se sont mis à la traîne de chaque nouvelle vague d’opposition libérale au statu quo, donnant une légère coloration marxiste à ce qui étaient des mouvements bourgeois.

Les organisations « trotskystes » les plus à droite ont abandonné la plupart de leurs prétentions marxistes et ont construit l’aile gauche du néolibéralisme, qu’il s’agisse des partis verts, du Parti démocrate américain, du Parti travailliste britannique ou du PT brésilien. Les partisans de Mandel en France, qui se réclamaient de la IVe Internationale, ont liquidé leur Ligue communiste révolutionnaire pour la remplacer par l’amorphe Nouveau Parti anticapitaliste, dont l’objectif avoué n’était plus la révolution ouvrière mais la création d’une « alternative stratégique au social-libéralisme tempéré » (Daniel Bensaïd). D’autres se sont repliés sur le pire des sectarismes. Le groupe de David North (connu pour son World Socialist Web Site) a proclamé à l’époque de la mondialisation « l’incapacité des syndicats à répondre efficacement à la production mondialisée » et que ceux-ci étaient donc devenus entièrement réactionnaires. En dépit de tout son verbiage radical, cette position antisyndicale laisse tout simplement la direction libérale des syndicats en place.

Les groupes plus centristes tels que la LCI et le Groupe Internationaliste (GI) ont continué à proclamer la nécessité d’une direction révolutionnaire et de « rompre avec le réformisme » en général, mais sans jamais lier cela à la nécessité d’une scission avec le libéralisme dans la gauche, alors que c’est cela la principale tâche politique si on veut consolider un parti révolutionnaire dans cette nouvelle époque. Inévitablement, les polémiques de la LCI et du GI contre le reste de la gauche (et de l’un contre l’autre) étaient basées sur des principes intemporels et un jargon abstrait, et non sur comment guider la lutte des classes selon des lignes révolutionnaires.

Le résultat de 30 ans de désorientation et de capitulation devant le libéralisme est éloquent. Aujourd’hui, alors qu’une nouvelle époque commence, les organisations qui prétendent défendre la révolution sont éparpillées, faibles et sclérosées (littéralement et métaphoriquement), et elles n’ont pratiquement aucune influence sur le cours de la lutte de la classe ouvrière. Elles restent figées dans le même moule dans lequel elles travaillent sans succès depuis des décennies.

Le combat pour la IVe Internationale aujourd’hui

La lutte pour la révolution aujourd’hui doit être fondée sur une compréhension correcte des principales caractéristiques de l’époque. L’impérialisme américain reste la puissance dominante et l’ordre mondial qu’il a établi continue à définir la politique mondiale. Il est défié non pas par la montée agressive de puissances impérialistes rivales mais par la perte relative de poids économique et militaire de tous les pays impérialistes en faveur de la Chine, un État ouvrier déformé, et de puissances régionales qui disposent d’un certain degré d’autonomie mais qui restent dépendantes et opprimées par l’impérialisme mondial. La dynamique actuelle laisse présager une instabilité économique et politique accrue partout dans le monde et des conflits régionaux (Ukraine, Taiwan, etc.) qui pourraient avoir des conséquences mondiales catastrophiques. La pression sur l’ordre mondial augmente rapidement, tout comme les pressions internes au sein de chaque pays.

Le meilleur moyen pour l’impérialisme américain de reprendre l’initiative est de porter un coup mortel à la Chine. La bureaucratie du PCC a créé d’énormes contradictions en Chine en s’appuyant à la fois sur l’impérialisme mondial, sur une classe capitaliste en expansion et sur le prolétariat le plus puissant de la planète. La crise de l’équilibre postsoviétique va exacerber ces contradictions. L’emprise du PCC n’est pas aussi solide qu’il ne paraît de l’extérieur, en particulier face à l’agitation interne (comme l’ont montré les manifestations, petites mais significatives, contre les confinements brutaux du PCC). La classe ouvrière ne restera pas passive pendant que ses conditions économiques non seulement stagnent mais commencent à empirer. Les capitalistes chinois ne vont pas non plus accepter passivement la mainmise de la bureaucratie. En fin de compte, soit il y aura une contre-révolution en Chine comme il y a eu en URSS, soit le prolétariat se soulèvera et mènera une révolution politique qui balayera la bureaucratie et établira une démocratie prolétarienne. On ne peut pas prédire quand cela se décidera. Toute confrontation sera certainement précédée de violents zigzags de la bureaucratie réprimant à la fois les contre-révolutionnaires et le mécontentement de la classe ouvrière. La tâche des révolutionnaires concernant la Chine est de défendre les acquis de la Révolution de 1949 face à la contre-révolution et l’agression impérialiste, tout en montrant comment la bureaucratie mine ces acquis à chaque étape en trahissant la lutte pour la révolution internationale.

La lutte menée par les États-Unis et leurs alliés impérialistes pour maintenir leur emprise sur l’ordre mondial aura un coût social de plus en plus élevé pour leurs populations. Le tissu social des puissances impérialistes est déjà en train de pourrir de l’intérieur. L’équilibre maintenu par le crédit bon marché, les profits des monopoles et les bulles spéculatives n’est plus tenable, alors que les niveaux de vie sont en train de s’effondrer. Dans de nombreux pays occidentaux, les signes de mécontentement se multiplient au sein de la classe ouvrière. La France est le pays le plus explosif, mais même dans des pays comme les États-Unis et la Grande-Bretagne, les luttes syndicales se sont intensifiées.

Bien que les premières vagues de ces luttes soient en train de se solder par des défaites, la pression ne fera qu’augmenter à la base des syndicats. Il deviendra de plus en plus clair qu’aucun des problèmes auxquels est confrontée la classe ouvrière ne peut être résolu en faisant quelques ajustements palliatifs au statu quo. La nécessité d’une direction syndicale capable de mener la classe ouvrière sur la voie de la lutte révolutionnaire se fera alors de plus en plus sentir. Le principal obstacle à la construction d’une telle direction, ce sont les soi-disant « révolutionnaires » qui soutiennent des dirigeants syndicaux marginalement plus à gauche mais procapitalistes, au lieu de construire une opposition sur la base d’un programme révolutionnaire. Ce n’est qu’en luttant contre ce centrisme que les syndicats pourront rompre avec leurs directions procapitalistes actuelles.

Au fur et à mesure que les menaces s’accumulent, les libéraux deviennent toujours plus acharnés et hystériques. Cela reflète une petite bourgeoisie libérale qui s’accroche désespérément au statu quo, mais cela reflète également une peur légitime chez les opprimés face à la montée de la réaction de droite. Les révolutionnaires en Occident doivent comprendre que pour combattre la montée de la réaction, il faut rejeter le libéralisme qui ligote les mouvements de défense des immigrés, des minorités raciales, des femmes et des autres personnes sexuellement opprimées. Il ne suffit pas de faire une critique à tonalité marxiste de certains éléments isolés de leurs programmes, comme la réforme de la police ou les appels à l’État. Ce n’est qu’en montrant concrètement comment le libéralisme est un obstacle direct aux luttes des opprimés que l’on pourra briser son emprise sur les masses. On ne peut pas faire cela en restant sur le bas-côté ; il faut être dans la lutte et apporter à chaque manifestation de la tyrannie capitaliste une réponse basée sur la lutte des classes.

Les chocs frappant l’ordre mondial toucheront le plus durement les pays au bas de la pyramide. La perspective d’une vie meilleure, qui semblait possible il n’y a pas si longtemps, s’éloigne aujourd’hui pour des centaines de millions de personnes. Les nouvelles couches de la classe ouvrière en Asie, en Afrique et en Amérique latine représentent le plus grand danger pour le capitalisme. Les masses du Sud global sont de plus en plus nombreuses à quitter l’isolement des villages et sont urbanisées, alphabétisées et connectées au monde. Leur rôle grandissant dans la production mondiale leur donne une puissance énorme, et pourtant tout ce qui les attend, c’est l’aggravation de la misère. C’est cette colère des démunis qui pousse les forces populistes sur le devant de la scène. Les classes capitalistes faibles de ces pays doivent trouver un équilibre entre la pression de la base, qui menace de les balayer, et la pression des maîtres impérialistes qui contrôlent les flux internationaux de capitaux. La démagogie gauchiste et l’obscurantisme religieux ont jusqu’ici réussi à contenir le mécontentement social. Mais en cas d’échec, la dictature militaire n’est jamais loin.

Dans les pays opprimés par l’impérialisme, la lutte pour l’émancipation nationale de l’emprise des grandes puissances et la résolution d’autres tâches démocratiques élémentaires jouent un rôle décisif. Au fur et à mesure que ces luttes s’intensifieront, il sera démontré à chaque étape que les bourgeoisies nationales jouent un rôle perfide, sacrifiant la libération nationale et l’émancipation de la classe ouvrière et de la paysannerie sur l’autel de la propriété privée. Les révolutionnaires doivent se jeter dans la mêlée et montrer à chaque étape que seule la classe ouvrière, à la tête de tous les opprimés, peut conduire à la libération.

En aucun cas la lutte contre les gouvernements autoritaires ou obscurantistes ne peut justifier la moindre concession ou alliance avec des groupes qui proposent une alternative libérale modernisante pro-impérialiste. Cela ne ferait que renforcer la réaction tout en enchaînant les forces de réforme démocratique à l’impérialisme. Dans les pays où la bourgeoisie se pare des couleurs de la gauche « anti-impérialiste », il faut démasquer son hypocrisie mensongère en faisant progresser la lutte contre l’impérialisme. Rien n’est plus stérile et contre-productif que de rester sur le bas-côté en prêchant la révolution. Il est obligatoire de défendre toute réforme qui porte atteinte aux intérêts impérialistes. Mais cela ne peut jamais justifier le soutien au populisme bourgeois. La classe ouvrière doit défendre son indépendance à tout prix, en combattant toujours l’impérialisme avec ses propres méthodes et objectifs, ceux de la lutte de classe révolutionnaire.

Les forces qui luttent pour la révolution internationale sont aujourd’hui minuscules. Un regroupement sur la base d’un programme et une perspective clairs est indispensable. Nous proposons le présent document comme contribution au processus de reconstruction et de regroupement des forces pour la IVe Internationale. La LCI a été embourbée dans des controverses internes et la désorientation politique, mais nous avançons en ayant confiance que le processus de consolidation que nous avons entamé nous assurera un rôle crucial dans la période de crises et de conflits sociaux qui s’annonce. Comme l’expliquait Trotsky :

« Le processus de cristallisation, très difficile et très douloureux les premiers temps, deviendra à l’avenir toujours plus impétueux et rapide […]. Les grands conflits balaient tout ce qui est hybride et artificiel et renforcent au contraire tout ce qui est viable. La guerre ne laisse plus de place qu’à deux tendances du mouvement ouvrier, le social-patriotisme, qui ne recule devant aucune trahison, et l’internationalisme révolutionnaire, courageux et capable d’aller jusqu’au bout. C’est précisément pourquoi les centristes, effrayés par les événements qui approchent, mènent une lutte acharnée contre la IVe Internationale. Ils ont raison à leur manière : au cœur de profondes convulsions et de grands ébranlements, les seules organisations qui seront capables de survivre et de se développer sont celles qui non seulement ont nettoyé leurs rangs du sectarisme, mais aussi les ont systématiquement éduqués dans l’esprit de mépris pour toute confusion idéologique et toute lâcheté. »

« Sectarisme, centrisme et IVe Internationale », octobre 1935

En avant vers une IVe Internationale reforgée, parti mondial de la révolution socialiste !